Le dernier attentat qui vient d’avoir lieu ce 14 juillet 2016 sur la Promenade des Anglais montre à quel point il sera difficile de lutter contre ce qui n’est pas seulement du terrorisme d’origine fondamentaliste islamiste. L’origine du mal se situe ailleurs.
Ce qui menace aujourd’hui le monde occidental, notre modèle de civilisation de manière générale, relève davantage de la contagion, du domaine infectieux que de celui du politique ou du religieux. Bien sûr, le danger extrémiste existe hors de nos frontières. Bien sûr il nous faut faire face par tous les moyens. Mais ne nous méprenons pas. On ne lutte pas contre des idées avec des canons, des frontières, des fichiers S, des mises à l’isolement ou des centres de déradicalisation. Comme toute infection, il faut, pour que la contagion ait lieu, qu’elle trouve un terrain favorable à son développement. Or, ce terrain favorable n’est autre que la société occidentale elle-même. Car c’est bien elle qui fournit de l’intérieur les agents infectieux à même de servir des mouvements intégristes tels que DAESH, AL QAÏDA ou tout autre fondamentalisme de quelque religion ou idéologie que ce soit.
Bien sûr il nous faut continuer de lutter hors de nos frontières. Bien sûr, il faut protéger les citoyens de l’intérieur. Bien sûr il faut renforcer les contrôles aux frontières, les écoutes téléphoniques comme tout ce qui relève du bon sens dans pareilles circonstances et devant de telles menaces. Mais il faut aussi se poser la question de savoir pourquoi des gens sans liens directs avec ces mouvances, apparemment intégrés à nos sociétés, le plus souvent nés en France, prêtent soudain allégeance à des causes auxquelles ils étaient étrangers quelques mois, voire quelques semaines auparavant. Mohamed Mehra, les frères Kouachi, Amédi Koulibali, aujourd’hui Mohamed Lahouaiej Bouhlel, sont autant de signes avant-coureurs d’une société malade, affaiblie, dont les valeurs ne représentent désormais plus rien pour une certaine frange de la population.
Toute société humaine, de quelque dimension, de quelque époque ou de quelque développement technologique que ce soit n’échappe pas aux lois de la biologie. Elle est un organisme à part entière. Et comme tout organisme, elle bénéficie des mêmes capacités adaptatives, des mêmes tendances à la métamorphose, des mêmes aptitudes à la survie, à la résilience. Comme tout organisme, elle est aussi exposée aux mêmes risques. Or, les idéologies sont aux sociétés humaines ce que les virus sont aux organismes biologiques. Aussi, la meilleure façon d’éradiquer un virus est de s’en protéger. Autrement dit, éviter de lui fournir les conditions favorisant sa survie, son développement et sa propagation.
Depuis plus de trente ans, les différentes politiques menées en matière de famille, d’éducation, de santé, d’emploi, d’aides sociales, d’immigration, d’intégration, de politique étrangère n’ont fait que discréditer et décrédibiliser les institutions des différentes sociétés construites sur le modèle occidental. Pour ne prendre que le seul exemple français, si les valeurs de la République ne sont pas à remettre en cause, leur mise en pratique au quotidien reste depuis plusieurs années pour le moins aléatoire et sujette à caution. Les mensonges perpétuels de la classe politique tous bords confondus ; les inégalités sociales accrues, le communautarisme, la suffisance, le dédain pour ne pas dire la morgue affichés à l’endroit des pays les plus pauvres durant toutes ces années n’ont fait que décrédibiliser les États occidentaux non seulement au regard des pays du tiers-monde, mais aussi aux yeux d’une jeunesse éperdument en quête de sens et de valeurs nouvelles. Une jeunesse, une génération non seulement déçue, trompée et sacrifiée, mais pour certains également amère et haineuse vis-à-vis de sociétés qui, non seulement, n’ont pas su les intégrer, mais qui ont aussi tout fait pour accentuer la part d’ombre que chacun porte en soi.
Il ne s’agit pas, bien sûr, de trouver des excuses à des actes d’une barbarie sans nom. Il s’agit surtout de comprendre. Beaucoup de concitoyens dans la misère la plus noire, abandonnés par la société, parfois trahis par elle et ses institutions, n’en viennent pas pour autant à épouser des causes extrêmes et à perpétrer des actes innommables. La question est donc de savoir pourquoi certains, qui auraient davantage de raisons encore de haïr le système n’en font rien quand d’autres, parfois plus chanceux, lui vouent une haine farouche qui les fera passer à l’acte pour n’importe quel prétexte idéologique ou personnel.
Dans son dernier ouvrage, Boris Cyrulnik apporte des éléments de réponse : « Le malheur nous contraint au sens, nous dit-il, il faut le fuir ou l’affronter pour tenter d’en triompher, ce qui légitime les violences défensives. Ce n’est pas le cas dans un désert de sens où la culture n’a rien à proposer, ni projets, ni rêves, ni même vengeance. Dans cette non-vie avant la mort, quelques sursauts violents donnent un sens éphémère, jusqu’à ce que mort s’en suive[1]. » Or, pour toute une frange de la société, la plus fragile parce qu’aussi la plus jeune, qu’est-ce que justement la société libertaire, égalitaire et fraternelle a-t-elle à proposer ? Rien, si ce n’est un avenir professionnel irrémédiablement bouché pour des jeunes qui ne rêvent plus que de gloire, de richesse, de pouvoir, de reconnaissance et de célébrité. Bref, tout ce que la société de consommation leur a imprudemment promis depuis plus de trente ans et qu’elle n’aura jamais les moyens d’honorer parce que certains ont eu la faiblesse d’y croire.
Ne plus se sentir méprisé, mais craint. Parlant de Mohammed Merah et de ses affidés, Boris Cyrulnik écrit : « La réaction psychologique est toujours la même : on est humilié, on est anomique, on ne sait pas très bien qui on est ni ce qu’on veut, lorsque soudain un héros réalise un acte qui le met en lumière[2]. »
D’un côté, se sentir méprisé au cœur d’une vie dépourvue de sens, de valeurs, de rêves, d’objectifs nobles. Se sentir sans racines dans une famille déstructurée au sein d’une communauté exclue, parfois stigmatisée et repliée sur ses croyances et ses racines lointaines. De manière générale une existence appauvrie et le sentiment d’une vie vidée de sa substance avant même d’avoir commencée. Un constat d’échec, alors que l’adolescent n’attend inconsciemment que des mises à l’épreuve initiatiques pour prouver sa valeur, développer son estime de soi, déployer son énergie et la mettre au service d’une société qui idéalement n’attend que de lui donner la place qu’il mérite. Libérer les forces qui le taraudent. Le tout vécu par un individu émotionnellement fragile au sein d’une culture anomique sans structure ni hiérarchie des valeurs.
D’un autre côté, un monde en proie à l’avidité, aux plaisirs débridés du consumérisme, de la réussite sociale, de la célébrité et de la reconnaissance à outrance et quel qu’en soit le prix. Ajouté à cela un État qui tous les jours bafoue les valeurs qu’il porte sur tous les frontispices de ses bâtiments officiels. Un État sûr de lui au point de faire la leçon à qui veut bien l’entendre et jusqu’à se livrer sans plus réfléchir aux conséquences à un interventionnisme qui n’a, sous couvert de valeurs républicaines et humanistes, pour seul objectif que de servir ses intérêts personnels, politiques et économiques. Enfin, une société qui se targue d’œuvrer pour l’égalité des chances, mais qui n’a de cesse de privilégier les rapports de forces, le pouvoir, la compétition, la sélection du plus fort… bref, la loi de la jungle. Derrière Liberté – Égalité – Fraternité comprendre CHACUN POUR SOI, L’ÉTAT POUR TOUS !
Tout a commencé au sein de la famille, noyau dur par définition de toute forme de société. Il y a eu, à n’en pas douter, une démission des parents trop occupés à réussir leur vie professionnelle et qui ont largement délégué une partie de l’éducation de leur progéniture aux institutions et à un corps enseignant de plus en plus dépassé. Chacun désormais veut pouvoir consacrer le maximum de temps à lui-même. La société du loisir, du divertissement, de la jouissance perpétuelle n’a fait qu’accentuer cette démission généralisée. Force est de constater aujourd’hui que dans beaucoup de professions, chacun ne veut plus désormais que pratiquer des horaires de fonctionnaires. TRAVAILLER MOINS POUR GAGNER PLUS ! Chacun ne voit plus désormais que son épanouissement personnel sans davantage s’occuper de payer son obole à la société sans laquelle il n’est rien. On ne rêve plus que de jouissance, de temps libre, de vie réussie sur le plan professionnel, amoureux, personnel.
Enfin, sur le plan politique, la plupart des élus ne voient plus que sur le court terme, autrement dit jusqu’à la prochaine échéance électorale. Tout projet politique ou sociétal n’a pour seule ambition que de satisfaire sinon séduire les électeurs. C’est le dénominateur commun à toute forme de projet lors qu’une société ne se construit que sur le temps long. Mais ce serait risquer de laisser les bénéfices de ses courageuses décisions à son successeur, voire son rival. On en voit aujourd’hui les conséquences. Le laisser-aller qui a commencé de gangrener la société dès le début des années 80 porte aujourd’hui ses fruits amers. Il n’est pas besoin d’être sociologue pour constater que les terroristes d’aujourd’hui ne sont pas issus de la génération précédente. Ils ont tout au plus la trentaine. Autrement dit, ils sont nés et ont grandi au sein d’une société déjà en perte de repères. Boris Cyrulnik nous dit encore que ces désespoirs meurtriers sont un symptôme de dilution sociale. « Il ne s’agit pas d’une maladie mentale, au sens psychiatrique du terme, mais plutôt d’un trouble qui révèle que la culture ne parvient plus à structurer tous les individus de son groupe[3]. »
Depuis plus de trente ans, plus aucune décision courageuse n’a été prise par les différents gouvernements qui se sont succédés. La famille, la justice, l’éducation, la laïcité, les banlieues en ont régulièrement fait les frais. Par lâcheté, par laxisme, par intérêt personnel, par manque total d’humilité et d’abnégation qui sont les valeurs cardinales en politiques, notre société a été patiemment et littéralement démembrée et jetée en pâture au libéralisme de masse, au confort physique et intellectuel, à la facilité, à la mollesse. Autant de poisons qui coulent aujourd’hui dans ses veines. Nous avons, en toute complicité avec des politiques qui nous disaient ce que nous avions envie d’entendre, dilapidé plus de vingt siècles de douloureuse et sanglante civilisation. Unité nationale ! Cohésion nationale ! Une France forte ! à chaque nouvelle tragédie, autant de formules toutes faites vidées de leur substance à force d’être systématiquement psalmodiées par des responsables politiques à l’évidence impuissants. Des dirigeants désemparés, depuis trop longtemps coupés du monde réel et qui n’ont pour seule volonté que de sauver les apparences.
Une fois de plus, et comme ce fût toujours le cas tout au long de l’histoire de la vie, cette crise est une occasion d’accompagner et surtout d’accomplir les changements qui s’imposent. Ces derniers seront déterminants quant à la survie de nos sociétés mêmes, sinon de l’espèce tout entière. Au-delà donc d’une protection tournée vers l’extérieur, c’est sur le corps malade et fiévreux de la société elle-même qu’il faut nous pencher. Notre monde est en crise, fébrile, fragilisé dans ses vieilles certitudes et ses institutions. Peut-être cette crise n’est-elle qu’une crise de croissance, signe avant-coureur d’une métamorphose inévitable et qui est celle de tout organisme vivant ; ce que sont les sociétés humaines. Or chacun sait que durant ces périodes, les organismes sont particulièrement vulnérables. À la merci de n’importe quel virus, maladie infectieuse ou contagieuse. Sur le plan individuel, les cellules les plus fragiles sont aussi les plus jeunes. Chez l’enfant, les cellules cancéreuses se propagent plus rapidement et se répandent à travers tout l’organisme. Au niveau social, c’est encore la jeunesse, fragile et malléable, en éternelle quête de sens qui est elle aussi à la merci de la première contagion idéologique venue.
Dans l’étude des maladies infectieuses, on sait que ce n’est ni par hasard, ni par malchance que la maladie se déclare et se propage. Il lui faut avant tout trouver les conditions idéales de son incubation et de son développement. Un virus, une bactérie ne se diffusent pas n’importe où ni n’importe comment. Leur présence est invariablement dépendante des conditions favorables qui les ont précédées. La surpopulation liée à l’insalubrité, à des pratiques et à un contexte social ou climatique favorisant la contagion sont autant de facteurs aggravants. Au niveau de l’organisme social, les choses ne sont guères différentes. Les règles sont les mêmes parce que toute société est pétrie de biologie. Aussi, si certaines individualités sont devenues autant d’agents infectieux c’est sans aucun doute parce que des esprits déstructurés baignant dans des environnements sociaux, affectifs et idéologiques malsains ont été autant de vecteurs propices à accueillir des idéologies de type viral.
Pour autant, les symptômes ne sont pas la maladie elle-même. Or, aujourd’hui, nous focalisons, et c’est légitime, toute notre attention sur les symptômes en oubliant ce qu’ils nous disent sur un mal plus profond, plus pernicieux, plus durable et sans aucun doute plus destructeur. Toute fièvre est souvent le signal d’une infection grave. Les comportements extrêmes, ses épidémies meurtrières comme les nomment Boris Cyrulnik, sont à n’en pas douter les symptômes d’un poison plus violent qui coure dans les veines de notre société. Or ce venin apparaît de plus en plus tôt dans notre tissu social. Il vise en premier les individus les plus jeunes qui sont les plus fragiles, les plus vulnérables parce que les plus malléables. C’est donc là qu’il faut également agir sans tarder avec les antidotes dont nous disposons. La famille, l’éducation et l’État ont un rôle majeur et décisif à jouer dans ce sauvetage. L’apprentissage du civisme, du respect des anciens et de l’autre, et de tant d’autres vertus. À commencer par la politesse, la tempérance, le courage, la justice, la générosité, la gratitude, l’humilité, la simplicité, la tolérance[4].
La liberté, c’est pouvoir toute chose sur soi écrivait Montaigne. Qui, aujourd’hui, exige autant de lui qu’il exige des autres ou des institutions ? Qui accepte encore de restreindre ses désirs, ses envies ; de se contenter momentanément de ce qu’il a sans jalousie ou simple sentiment d’injustice ? Qui fait encore l’effort de refreiner ses passions, ses instincts, ses impulsions et parfois, ses pulsions ? Qui se sent encore la force de consentir à une certaine forme de renoncement ou de simple privation ?
Dans tout organisme biologique, chaque cellule vit pour soi en même temps que pour les autres. Au cœur de nos sociétés occidentales ou construites sur ce modèle, chacun désormais n’aspire plus à vivre que pour soi en puisant dans l’organisme qu’il est censé soutenir et faire vivre tous les nutriments qu’il exige pour sa propre édification. En recherche médicale, une seule sorte de cellule adopte un tel comportement : la cellule cancéreuse.
Sébastien Junca
[1] Boris Cyrulnik, Ivres paradis, bonheurs héroïques, Éditions Odile Jacob, 2016, p. 186.
[2] Ibid., p. 186-187.
[3] Ibid., p. 189-190.
[4] André Comte-Sponville, Petit Traité des grandes vertus, Presses Universitaires de France, Points/Essais, 1995.