Lettres par-dessus les murs (58)
Ramallah, le 24 septembre 2008.
Cher JLs,
Je saluerais volontiers Mario del Sarto, dont le nom l'a sans doute prédestiné à être tailleur (de pierre)… D'ailleurs j'irai volontiers en Toscane, j'ai le souvenir de la douceur de ses collines, grasses et accueillantes, elles me changeraient de celles d'ici, sèches et dures, comme le montre cette photo de l'Allemand Pierre Riedlinger, dont l'expo est accrochée à Ramallah en ce moment. Images topographiques de la colonisation, qui ont l'intérêt de montrer une réalité à laquelle la plupart des Palestiniens n'ont pas accès : nombreux sont ceux qui ignorent à quel point leur chère Jérusalem est cernée par le béton, et il y a quelque chose d'ici d'infiniment triste, dans leur espoir et leurs revendications, quand de facto les plus grandes causes sont déjà perdues.
Mais en réponse à ton admiration pour l'œuvre de Mario del Sarto, je voulais partager ici celle que j'éprouve pour le livre de Karin Wenger, dont je t'avais annoncé la sortie il y a quelques mois. Cette amie a fait un travail remarquable, qui dépasse de loin le champ du journalisme - tu en jugeras par cet extrait de l'introduction, que je traduis ici.
« Au printemps 2003 je posai pour la première fois le pied sur le sol israélien (…). De retour à la rédaction de la NZZ, je me suis assise devant un carnet débordant de notes. J'étais dépassée. Comment parler d'un conflit dont les lecteurs sont depuis longtemps lassés, fatigués par la répétition des chiffres, des statistiques, des plans de paix, des abstractions ? Un conflit polarisé comme pratiquement aucun autre. En Israël et dans les territoires occupés, les partis de la guerre ont forgé des héros et des histoires de héros. Ils ont essayé ce faisant de rendre le conflit plus supportable, de donner un sens à la douleur, d'éviter les questions sur la légitimité et la justesse de leurs actions. A l'étranger, les héros furent étiquetés en fonction de leur position politique, admirés, condamnés. Mais qui étaient vraiment ces héros ?
Au printemps 2004 je me tenais à nouveau dans le hall d'arrivée à Tel Aviv. Je voulais étudier l'arabe pendant six mois à l'université de Birzeit, en Cisjordanie, je voulais découvrir le quotidien, rencontrer les héros, écouter leurs histoires, les partager (…). J'ai recueilli des récits du quotidien, j'ai rencontré des gens à Ramallah, Tel Aviv, Naplouse, Jerusalem, Gaza, Beersheba, Khan Yunis, Nahariya et d'autres villes et villages, palestiniens et israéliens. Les histoires de héros n'étaient jamais toutes noires ou toutes blanches, mais marquées par les combats intérieurs, ponctuées de nombreuses questions. Elles m'ont émues. Les protagonistes ont donné un visage au conflit, et rendu accessible l'inconcevable. Deux d'entre eux, Mohammed et Shai, ont été au point de départ de ce livre. (…)
On peut lire les souvenirs et les expériences de Mohammed, de Shai et des autres Israéliens et Palestiniens comme des histoires lointaines, les récits d'un conflit qui ne nous concerne pas. Moi-même j'ai d'abord vu ce conflit comme un conflit des autres, dans lequel on pouvait trouver des arguments rationnels pour ou contre chacune des parties. Ce n'est qu'en cessant de considérer le conflit d'un point de vue strictement rationnel que j'ai commencé à comprendre ce qu'il faisait des hommes, comment il les détruisait. Ce livre ne rapporte donc pas seulement les opinions d'Israéliens et de Palestiniens. Il contient aussi un choix de notes personnelles, rédigées entre septembre 2004 et août 2007. Elles parlent du quotidien et de ce fait : qu'en chacun de nous sommeille un soldat docile ou un potentiel auteur d'attentat. C'est le monde qui nous entoure qui en décide. »
Tu le vois, Karin a déjà un pied en littérature, et c'est l'humanité de son livre qui le rend exceptionnel : il renvoie dos à dos le baratin politique et le reportage accrocheur pour se plonger au plus profond des hommes, de leurs désirs et de leurs peurs. S'il ne vous fallait lire qu'un livre avant votre venue à Ramallah, je vous conseille celui-là, mais sans trop insister : il rendrait presque le voyage inutile, tant l'empathie de l'auteur permet de saisir les choses d'ici…
A La Désirade, ce 3 octobre 2008.
Cher Pascal,
Mille pardons d’avoir mis presque dix jours à te répondre, mais j’ai couru ces jours après mon ombre, entre mes obligations mercenaires, deux nouveaux livres en train, la nouvelle livraison du Passe-Muraille à boucler et un putain de zona qui me mord les flancs et le moral alors que je n’ai vraiment pas l’âme à me plaindre, surtout à lire ce que tu dis de cette courageuse Karin Wenger dont j’espère que le livre sera vite traduit – mais je vais essayer de me le procurer la semaine prochaine et tâcherai de le lire malgré mon allemand défaillant à l’écrit.
Ce que je retiens surtout de ta lettre est l’admiration que tu manifestes à l’endroit de la jeune femme. Parce que c’est important, l’admiration, surtout lorsqu’elle est pure d’envie ou de fantasmes. Trop souvent en effet, par les temps qui courent, l’admiration oscille entre la fascination béate que suscite telle performance ou telle réussite, et l’idolâtrie qui fait qu’on parle d’ «icônes» à propos de n’importe quel personnage auréolé de gloriole. Mais quelle raison nom de Dieu aurais-je d’admirer Madonna au lieu de tant de femmes qui le méritent mille fois plus ?
Je t’écris ça en pensant à Sokourov, que j’admire de plus en plus, n’était-ce que parce qu’il me fait admirer le monde. J’ignorais, jusqu’à ce printemps dernier, qui était Alexandre Sokourov. Puis un ami écrivain m’a parlé de Mère et fils, dont je me suis procuré le DVD. Admirable film. Puis j’ai lu l’admirable article que Georges Nivat consacre au cinéma de Sokourov dans son dernier livre, Vivre en Russe. Puis j’ai vu Alexandra, autre admirable film où l’on voit une vieille Russe débarquer dans un camp de soldats proche de Grozny, où elle rend visite à son petit-fils, inspecte la troupe, puis rencontre une Tchétchène de son âge dans une maison bombardée, où toutes deux évoquent la vie et le siècle. Admirable film lui aussi, dont la protagoniste est interprétée par la non moins admirable Galina Vichnevskaya, veuve de Rostropovitch, et toiut aussi admirables sont Père et fils, L’Arche de Russie, Spiritual voices et, que je viens de découvrir, les Dialogues avec Soljentitsyne filmés par le même Sokourov.
Non, mon ami, je ne m’exalte pas à vide en taxant d’admirables ces divers objets et figures: je ne fais qu’obéir à cet élan qui nous sort de nous vers mieux que nous ou vers le meilleur de ce que nous pourrions être.
Dans les Dialogues avec Soljenitsyne, j’ai relevé ce moment - admirable entre tous - où le vieux patriarche, en réponse à Sokourov qui n’en finit pas d’évoquer la cruauté de l’homme et les enfers du XXe siècle, parle lentement et posément, les yeux au ciel, de l’admirable Perfection que réalise la créature humaine. C’est à la fois en physicien et en poète, en petit-fils de paysans et en proscrit longtemps relégué au fond des steppes, en témoin de toutes les turpitudes humaines, en rescapé du cancer aussi, que s’exprime le grand écrivain revenu en Russie (les dialogues datent de 1999) et qui aurait toutes les raisons de considérer sa destinée personnelle, et celle de son peuple, comme une suite de tribulations épouvantables, somme d'imperfections à n'en plus finir...
Mais non : l’Homme est admirable, et Soljenitsyne parle ici pour les milliers d’ « invisibles » qui l’ont aidé à témoigner pour les millions de victimes du totalitarisme, autant que pour ce que représente l’homme nu à sa naissance...
A un moment donné, Alexandre Sokourov demande à Soljenitsyne de lui montrer ses mains. Des mains d’homme comme les autres. D’admirables mains d’homme. Prends celles de Serena dans les tiennes et regarde-les. Je me réjouis de tenir les tiennes dans les miennes et de les ouvrir comme un livre...
Photo : Peter Riedlinger, Us/them II - http://www.peter-riedlinger.de
Livre : Karin Wenger, Checkpoint Huwara, NZZ Libro Verlag. - http://www.karinwenger.ch
Alexandre Sokourov. Dialogues avec Soljenitsyne. DVD Facets Video. L'image ci-dessus est tirée de Mère et fils.