Petit feuilleton littéraire estival
Le mystère de la fable
Le halo de mystère qui entoure Shakespeare est donc, pour une part, le résultat d'un malentendu ou de contresens manifestes, disions-nous dans le précédent épisode de ce feuilleton. Quelques dizaines de milliers d'ouvrages ont été rédigés afin de défricher le terrain et permettre une meilleure compréhension du théâtre de Shakespeare ; pourtant, c'est comme si on patinait au lieu d'avancer.
Qui a peur de Shakespeare ? Est-il comme un spectre, hantant notre culture au crépuscule, effrayant comme
le diable, et dissuasif pour certains d'entendre son message ?Si l'on estime, tout comme Freud, que Hamlet est sans doute le portrait de l'auteur des pièces signées "Shakespeare", ne peut-on en déduire que Shakespeare a, comme son héros, beaucoup d'ennemis plus ou moins rusés, et qu'il a pris certaines précautions pour se garder d'eux ?
Parmi les lecteurs et critiques qui, au cours des XVIIIe, XIXe et XXe siècles, ont éprouvé de l'admiration pour Shakespeare et son oeuvre, certains ont tourné leur veste, tels Voltaire (dénigrant "Hamlet" : "On croirait que cet ouvrage est le fruit de l’imagination d’un sauvage ivre."), Nietzsche (qui finira par avouer sa perplexité, après s'être dit la réincarnation de Francis Bacon, alias Shakespeare), ou encore Claudel (qui préfère Racine, en définitive). La fascination de Polonius pour Hamlet, mêlée de crainte et de ruse machiavélique, n'est pas sans faire penser à l'attitude de tel ou tel commentateur.
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La violence de Hamlet a beaucoup fait jaser : certains l'ont trouvé excessive, à l'encontre de sa mère notamment (Gertrude) ; cette colère a paru incohérente avec l'hésitation de Hamlet à se venger du traître Claudius. Freud s'est perdu en conjectures pour tenter d'élucider le tempérament de Hamlet ; mais le schéma de l'oedipisme nous laisse sur notre faim. Cette incohérence psychologique incite à voir plutôt dans "Hamlet" une pièce tragique, dont le ressort n'est pas principalement psychologique. La violence de Hamlet, ses coups d'épée, sont une violence symbolique, comme celle de nombreux mythes antiques qu'il ne faut pas prendre au pied de la lettre. La mère de Hamlet est comparable à la méchante reine du conte de fée, qui empoisonna Blanche-Neige.
Il est sans doute plus pertinent de prendre Shakespeare pour un auteur de fables ou de contes. Une part du mystère est donc intentionnelle, liée au caractère allégorique de la pièce. Les pièces de Shakespeare sont un peu comme les fables d'Esope, qu'il nous faudrait déchiffrer si elles n'étaient pas suivies ou précédées par une petite explication.
Le choix d'une forme allégorique peut s'expliquer par diverses raisons : le succès de Homère à travers les
âges illustre le goût du public le plus large pour la mythologie. Shakespeare comme Homère est apprécié aussi bien par un public lettré que par un public plus fruste. Combien de dramaturges peuvent en dire autant ?Le parfum de mystère est aussi une incitation pour le public à plonger plus avant dans l'oeuvre, une fois sa curiosité piquée à vif...
Le fossé qui sépare le public contemporain de Shakespeare est sans doute plus difficile à franchir pour ceux qui ne croient pas aux contes de fées, mais plutôt dans le triomphe de la raison sur les mythes du passé.
- Avides de sujets nouveaux, les peintres romantiques se sont emparés des pièces de Shakespeare, qui commencent alors d'être en vogue dans toute l'Europe, et les ont illustrées. Ci-contre, le peintre français Théodore Chassériau a représenté Othello et Desdémone ; le littérateur et peintre britannique J. H. Füssli peint, lui, la démoniaque Lady MacBeth en pleine crise de somnambulisme.