Vania Moïsséiev - Deuxième tableau scènes 1 à 3

Publié le 19 juin 2008 par Lilianof

Deuxième tableau

Une salle de cours rudimentaire

Scène première

BORIS - ANTON - IGOR - PAVEL - VELOKIAN

BORIS

Toujours la même chose !

PAVEL

D'abord toutes les semaines, puis deux fois par semaine, et maintenant presque tous les jours.

IGOR

Cela devient intolérable.

VELOKIAN

Pourquoi croyez vous qu'on vous envoie passer deux ans dans l'armée ?

ANTON

Pour servir le pays.

VELOKIAN

Et comment prétendez vous servir votre nation si vous ne comprenez pas la pensée soviétique ?

IGOR

On commence à la connaître la pensée soviétique ! Nous allons bientôt pouvoir vous réciter les oeuvres de Marx et de Lénine par coeur.

VELOKIAN

Vous n'en saurez jamais assez. « L'état et la révolution » devrait être votre livre de chevet, votre Bible. Tiens ! A ce propos, où est encore passé Moïsséiev ?

BORIS

Il a peut-être oublié de se lever.

IGOR

Pas étonnant, avec la nuit qu'il a menée.

PAVEL

Une nuit sulfureuse !

ANTON

Une nuit dantesque !

BORIS

Une nuit vésuvio-strombolienne !

IGOR

Et quel est le thème de cette conférence marxo-lénino-trotsko-stalino-khrouchtchevo-kossiguino-
brejnievienne ?

VELOKIAN

« La publicité, fer de lance du capitalisme américain ». Elle devrait être déjà commencée depuis vingt minutes. Que fabrique ce commandant Leonov de malheur ? Les officiers devaient montrer le bon exemple à la troupe.

IGOR

Il attend Moïsséiev.

VELOKIAN

Celui-là, il va encore ramasser deux semaines de cachot, il ne les aura pas volées.

PAVEL

Le voici justement qui s'amène.

VELOKIAN

Leonov ?

IGOR

Mais non ! Moïsséiev.

(Entre Vania)

scène II

BORIS - ANTON - IGOR - PAVEL - VELOKIAN - VANIA

VELOKIAN

Eh bien ? Soldat Moïsséiev ? On ne vous a jamais appris la ponctualité ? Où étiez-vous encore passé ?

PAVEL

Il était dans son lit.

BORIS

Mais non ! Il n'était pas dans son lit. Il s'est levé comme nous. Après la douche il a filé en douce et on ne l'a plus revu.

VELOKIAN

Mais où étiez-vous donc ? Staline de Staline !

VANIA

Je suis infiniment confus, sergent. Je n'ai pas d'excuses. J'ai simplement oublié l'heure. J'ai même manqué le petit déjeuner. Quand on est dans la présence de Dieu, on oublie le cours du temps.

VELOKIAN

Vous aimez vraiment les ennuis ! Bon ! Nous verrons cela plus tard. Asseyez-vous avec vos camarades et attendez, comme tout le monde.

ANTON

Qu'est-ce qu'on attend ?

BORIS

Ça ne sert à rien d'être à l'heure.

VELOKIAN

Silence ! Taisez-vous.

ANTON

Ce Leonov qui n'arrive toujours pas !

BORIS

Et Ivan qui nous raconte qu'il était dans la présence de Dieu ! Il était en dévotions ! Tu es vraiment un bel hypocrite.

VANIA

Pourquoi ça ?

BORIS

Où es-tu donc allé filer cette nuit ?

VANIA

Cette nuit ? Mais voyons, dans mon lit.

BORIS

Dans ton lit ? Tu nous prends pour des poires, où tu te fiches de la nôtre ?

VANIA

J'ai même fait un rêve merveilleux. Hélas, tous les beaux rêves se terminent en désillusion. Et l'on atterrit sans parachute sur le châlit.

BORIS

Mais bien sûr. Il n'y avait personne dans ton pucier pendant une bonne partie de la nuit. Tu étais peut-être caché dessous.

IGOR

Ne vas pas nous raconter que tu es allé prêcher en ville, comme c'est ta coutume dès que tu as une heure de libre. A l'heure à laquelle tu es sorti, tous les prêcheurs sont couchés.

VANIA

Vraiment, je ne comprends pas.

BORIS

Tu n'es pas plus chrétien que nous autres.

IGOR

Tu es allé aux filles.

VANIA

Je ne suis pas sorti.

BORIS

Le sergent Velokian était justement de garde cette nuit. Il a forcément surpris tes allées et venues. A moins qu'il fût endormi.

VELOKIAN

Je ne dors jamais quand je suis de garde, et je suis frais comme une bonne bière le matin pour assister au cours d'instruction politique. Si quelqu'un avait voulu entrer ou sortir, que ce soit par la porte, par la fenêtre, par la cheminée ou par les gouttières, je l'aurais intercepté. Personne n'est entré, personne n'est sorti. Ni Moïsséiev, ni personne d'autre.

BORIS

Vous en êtes bien certain ?

VELOKIAN

Vous me prenez vraiment pour une cruche ? Ferez quatre jours.

BORIS

Mais ce n'est pas juste !

IVAN

J'ai compris ! J'ai cru voyager en rêve. Mais je suis réellement parti en voyage. Pas en bateau, ni en avion, ni même en spoutnik. C'était beaucoup plus rapide que cela.

IGOR

Es-tu parti en Amérique, voir ton copain Billy Graham ?

VANIA

Bien plus loin que l'Amérique.

VELOKIAN

Et Leonov qui n'arrive pas !

IGOR

Il ne viendra plus.

ANTON

Alors, allons-nous-en.

VELOKIAN

Pas question. Nous devons rester ici pour l'instruction. Quand même nous n'avons pas d'instructeur pour nous instruire.

BORIS

Dans ce cas, nous pourrions nous instruire les uns les autres.

PAVEL

Choisissons un thème.

BORIS

L'influence du capitalisme sur les comportements bourgeois.

PAVEL

Oh ! Non ! Assez ! On nous en rebat les oreilles tous les jours, du capitalisme.

IGOR

L'influence du marxisme sur la classe prolétarienne.

PAVEL

C'est pareil ! On en mange à tous les repas : borchtch au Marx, rôti de Lénine à la sauce Trotski, tarte à la Staline, et dans ton café, un ou deux morceaux de Brejniev.

IGOR

Alors ? Qui propose un thème original ?

ANTON

Le dieu des communistes et le Dieu de Vania.

VELOKIAN

Ça c'est un bon sujet !

IGOR

Et d'abord, qui est le dieu des communistes ?

BORIS

Staline, évidemment. Il est digne de louange, on lui adresse des prières, on lui chante des cantiques :

Nous recevons notre soleil de Staline,

Nous recevons notre vie heureuse de Staline...

Ô maître sage ! Génie des génies !

Soleil des ouvriers, Soleil des paysans, Soleil du monde !

IGOR

C'est vrai. On lui adresse même des jurons.

ANTON

Oui, quand le sergent s'énerve : « Staline de Saline ! »

VELOKIAN

Assez de bêtises ! Stal... ! Euh ! Et qui est le Dieu de Vania ?

VANIA

Il n'a pas seulement donné le soleil, il l'a créé. Ainsi que le reste de l'univers. Staline est mort, l'Eternel est vivant.

PAVEL

Raconte-nous tons escapade de cette nuit. Ta promenade entre les galaxies.

VANIA

Les feux étaient éteints, les soldats dormaient, je dormais, tout le monde dormait. J'entends une voix qui m'appelle : « Ivan. » Je me retourne dans mon lit. Je me rendors. La voix m'appelle de nouveau : « Ivan, lève-toi. » Alors, je me réveille tout à fait. Quel émerveillement ! Il était ici face à moi. Un ange. « Habille-toi » - me dit-il - « nous partons. »

PAVEL

Un ange ? Es-tu sûr que ce n'était pas le sergent.

VANIA

Ce n'était pas le sergent. Il était beau, très beau.

VELOKIAN

Merci pour moi.

ANTON

Quelle était l'envergure de ses ailes ?

VANIA

Il n'en avait pas.

VELOKIAN

Alors, comment sais-tu que c'était un ange, hormis le fait qu'il était plus beau que moi ?

VANIA

Il n'avait pas une apparence humaine, il était limpide comme un diamant, pur comme du cristal.

IGOR

Tu pourrais écrire des contes fantastiques. Et après ?

VANIA

Après. La pesanteur a brusquement disparu. Nos pieds se sont détachés du sol. Le plafond de la chambrée et le toit de la caserne se sont ouverts. Nous nous sommes envolés vers une planète inconnue.

BORIS

Là vraiment, tu nous prêches des inepties. Tout le monde sait qu'il n'y a pas d'air dans l'espace.

VANIA

Je le sais aussi, mais pourtant, je respirais.

BORIS

Arête de mentir, Gagarine. Si l'on lance un ballon de football dans l'espace, il explose.

VANIA

C'est exact, mais il ne m'est rien arrivé.

BORIS

Ensuite ?

VANIA

Sur cette planète, j'ai vu d'impressionnants personnages voler à notre encontre : l'apôtre Jean, le prophète Jérémie, le prophète Daniel. J'ai vu aussi Moïse et Josué. Puis, l'ange me fit voir de loin les lumières de la cité céleste. Oh ! Mes chers camarades. Si vous saviez quelle cité radieuse est réservée aux élus ! Si seulement vous acceptiez de croire ! Je sais que dans peu de jours, je pourrais enfin pénétrer cette ville merveilleuse que je n'ai qu'entrevue, et dont Christ est le prince !

BORIS

Tu nous en as assez décrit. Tu es un illuminé, comme Thérèse de Lisieux.

IGOR

Il n'y a pas de Dieu. Popes et évêques sont des manipulateurs.

PAVEL

Mais tout de même. L'univers est bien venu de quelque part. Même Voltaire, philosophe athée, ne comprenait pas qu'une horloge ait pu se concevoir sans horloger.

ANTON

Mais bien sûr. L'horloger, c'est la matière. La matière a surgit du néant et du hasard. Elle s'est mise à créer des cellules vivantes, qui par un prodigieux hasard se sont multipliées durant des milliards d'années jusqu'à la production d'une humanité intelligente.

VANIA

N'as-tu pas entendu parler ce cet événement fabuleux qui s'est produit à Moscou ?

ANTON

A Moscou, il se produit un événement fabuleux tous les jours.

VANIA

Oui, mais celui-là mérite notre attention. La semaine dernière, une explosion s'est produite dans une imprimerie.

ANTON

Il y a toujours quelque chose qui explose à Moscou.

VANIA

Certes. Mais quand c'est une imprimerie qui explose, les caractères, les ramettes et les bouteilles d'encre volent dans tous les sens. Or, cette fois-ci, toutes ces choses en retombant, par un hasard remarquable, ont produit les oeuvres complètes de Tolstoï, en dix-huit volumes, le tout mis en page et sans coquille. Il ne restait plus qu'à relier.

ANTON

L'imprimeur y a trouvé son compte.

BORIS

Ce n'est pas possible, une histoire pareille !

ANTON

Tu nous racontes des billevesées !

VANIA

Tu ne lis pas la « Pravda » ?

BORIS

Moi je n'y crois pas.

VANIA

Tu as bien raison de ne pas y croire. Ce n'est pas vrai.

BORIS

Mais alors pourquoi tu nous dis ça ?

VANIA

Vous êtes suffisamment intelligents pour ne pas croire cette histoire invraisemblable, et vous avez assez peu de discernement pour croire que l'univers, infiniment plus complexe que la science de Tolstoï, s'est auto créé par hasard.

IGOR

Celle-là, tu nous la copieras.

VELOKIAN

Tu prétends que ton Dieu est tout puissant. Il est donc plus puissant que notre chef, le capitaine Platonov.

VANIA

Ça c'est évident !

VELOKIAN

Alors, écoute-moi bien. J'ai absolument besoin d'une permission cette semaine pour renter chez moi, à Erevan. C'est pour une raison privée, mais elle m'est absolument nécessaire, et cet âne de Platonov refuse totalement de comprendre, et par la même occasion, refuse aussi de me laisser partir. Si ton Dieu est capable de tirer cette mule et me faire obtenir cette permission, je te le promets, je croirai en lui. Je deviendrai chrétien.

VANIA (à part)

Seigneur ! Quel piège !

Voix de DIEU

Dis-lui que je peux le faire.

VANIA (à part)

Oh ! Alléluia !

(À Velokian)

Eh bien, oui. Rien n'est impossible à Dieu. Tu auras ta permission.

VELOKIAN

J'ai lancé un défi à ton Dieu. Il a intérêt à répondre.

VANIA

Seulement, il y a une petite condition.

VELOKIAN

Laquelle ?

VANIA

Eteins ta cigarette.

VELOKIAN

Voilà.

VANIA

Ensuite, prends ton paquet et détruis-le. Tu verras, tu n'en respireras que mieux.

VELOKIAN

Tu crois ? Bon !

(Il brûle son paquet de cigarettes.)

Et c'est tout ?

VANIA

C'est tout.

(Entre Platonov)

scène III

BORIS - ANTON - IGOR - PAVEL - VELOKIAN - VANIA - PLATONOV

PLATONOV

Sergent Velokian !

VELOKIAN

Présent !

PLATONOV

Alors, mon gaillard ! Tu ne m'avais jamais dit que tu étais un ami intime du général Garolavski.

VELOKIAN

Du général Garolavski ? Moi ? Première nouvelle ! Je n'ai pas cet honneur. Je ne l'ai jamais vu et je ne le connais pas.

PLATONOV

Le général vous connaît bien, en tout cas. Il vient de me téléphoner d'Odessa rien que pour demander de vous envoyer en permission.

VELOKIAN

C'est un rêve. Je n'y crois pas. Merci mon capitaine.

PAVEL

Hum...

VELOKIAN

Et merci Vania.

VANIA

Et merci Seigneur. En premier lieu. Et n'oublie pas ta promesse.

PLATONOV

Mais filez donc, Velokian. Vous devriez déjà être dans le train.

VELOKIAN

Staline de Staline !

(Il sort).