C’est une performance, autant pour les spectateurs que pour les comédiens : cinq heures et trente minutes de spectacle, coupés par un seul véritable entracte et deux courtes pauses durant lesquelles le public a été uniquement autorisé à se lever pour soulager ses douleurs dorsales, voire « postérieures » causées par des gradins particulièrement ingrats. Ceci dit, Karamazov a été l’un des fleurons du festival d’Avignon 2016, entendez le « in ».
Il était donné dans la Carrière de Boulbon entre 21 h et 3 h du matin, c’est-à-dire dans un lieu en plein air, ou plus exactement en pleine nature, au pied d’une falaise de craie autrefois creusée de main d’homme. Je connaissais l’endroit pour y avoir vu, dans une vie antérieure, un « son et lumières » original mais sans grand intérêt. Y découvrir une scène de théâtre comme lovée au sein d’un cirque immense et y passer suffisamment de temps pour voir s’élever une lune, par chance pleine et lumineuse à ce moment du mois, et la suivre dans sa course jusque derrière les spectateurs, a été pour moi une partie non négligeable de ce spectacle.
Mais l’essentiel reste évidemment la pièce, tirée comme on peut s’en douter des Frères Karamazov de Fiodor Dostoïevski, mise en scène par Jean Bellorini, talentueux jeune homme de 36 ans. Comme souvent, la critique parisienne l’avait passablement éreintée, la jugeant « trop longue », voire « fastidieuse ». À mon avis, rien n’est plus faux. C’est une œuvre magnifique, passionnante et qui, à aucun moment, ne lasse son spectateur.
Oui, les comédiens montent sur le toit de l’isba pour invectiver les étoiles, parler au firmament et ainsi s’interroger sur le sens de la vie et la marche du monde. Mais n’est-ce pas, entre autres, le sujet de cette œuvre foisonnante ? Car on y parle de l’homme, de son rapport au monde, de son rapport à Dieu et d’ailleurs, existe-t-il vraiment, ce Dieu dont on parle tant ? Sa présence, autant que son absence, se font tellement sentir qu’il doit bien, finalement, exister quelque chose… Si Bellorini a volontairement coupé une partie – le début – du texte initial, comme nous l’explique Khokhlakova en ouverture, il n’a pas fait l’impasse sur le fameux monologue du Grand inquisiteur.
C’est, je pense, le nœud philosophique du domine toute l’œuvre, qui théorise les souffrances que vivent les uns et les autres, Mitia, accusé du meurtre de son père, Grouchenka la tentatrice tentée, et tous les autres. Ivan Karamazov, l’athée de la fratrie, raconte à son jeune frère Alexeï, croyant et moine en devenir, l’improbable confrontation entre le cardinal Grand inquisiteur – en lequel on pourrait reconnaître Torquemada, s’il faut lui donner un nom – et Jésus revenu sur terre, reconnu, arrêté et emprisonné. Torquemada va le voir dans sa cellule et lui explique pourquoi il est obligé de le condamner – à nouveau… – à mort. En effet, tenté par Satan dans le désert, Jésus a repoussé les trois tentations majeures qui servent à dominer l’humanité : l’inexplicable (la transformation des pierres en pain) ; le miracle (sauter dans le vide et être sauvé par une intervention angélique) ; l’autorité (se proclamer roi du monde). En refusant de céder à ces tentations, Jésus fait le choix du libre-arbitre, mais il plonge l’humanité dans la souffrance, dans la contingence. Or par l’usage de l’inexplicable, de l’autorité et du miracle, il est possible de donner du bonheur aux hommes… Du moins est-ce ce que défend l’inquisiteur. Il ne peut donc accepter que Jésus revienne « déranger » ce nouvel ordre du monde. Il doit mourir.
Ce magnifique monologue emporte toute l’œuvre. Pour l’adaptation théâtrale, il en va de même et l’acteur Geoffroy Rondeau, petit Ivan qui peine à développer sa personnalité face à un Alexeï en pleine interrogation et à un Mitia tout aussi torturé, livre là un morceau de bravoure qui ne peut que provoquer l’admiration des spectateurs.
Je vous livre là l’un des angles, mais il y a bien d’autres aspects à commenter, qui me font dire que Karamazov est, et reste, un spectacle à voir. Je sais qu’il sera donné au Théâtre Gérard Philippe, à Saint-Denis, en janvier 2017. N’hésitez pas, le temps ne compte pas.
Photographies (c) Momo-fait-de-la-photo