Et, ce jour, les deux amants éclatent de sanglots douloureux.
« Recevez mon dernier adieu, s’écrie Guillaume! C’en est fait, il n’est plus de bonheur pour moi dans cette contrée, et il faut que je la fuis, puisque je ne puis devenir votre époux. Maudites soient à jamais les richesses qui me font perdre tout ce que j’aime.
Mais, mon cher Guillaume, ne désespérons pas encore : il nous reste une ressource...
- Vous m'aviez parlé que près d’ici, à Eyjaux, vous avez un vieil oncle de l’âge de mon père et son ami d’enfance ; si vous lui êtes cher, comme je ne puis en douter, allez le trouver et lui confiez le secret de notre amour : sans doute il a aimé dans son jeune âge ; il aura pitié de nous. Dites-lui qu’il peut faire mon bonheur et le vôtre ; je ne lui demande pour cela qu’un service simulé ; c’est de vous céder, pendant quelques jours seulement, trois cents livres de rentes sur sa terre ; qu’il vienne alors me demander pour vous à mon père : il m’obtiendra de son amitié, j’en suis sûre ; et dès que nous serons unis, nous lui remettrons en mains l’acte de son bienfait ! Ah ! mon doux ami, ai-je besoin de ses présents pour t’aimer !
- J’allais mourir, s’écria Guillaume ; vous me rendez l'espoir et la vie. »
Il court aussitôt chez l’oncle et le supplia de seconder son amour, sans lui avouer cependant qu’il est aimé de la demoiselle.
« Votre choix ne mérite que des éloges, répondit celui-ci ; j'ai beaucoup entendu parler de votre mie, elle est charmante, soyez tranquille, je me charge de l’obtenir de son père, et je vais de ce pas la lui demander. » En effet, il monte aussitôt à cheval.
Guillaume, transporté de joie, part de son côté pour Châlucet où est annoncé un tournoi qui doit durer deux jours. Pendant toute la route il ne s’occupe que du bonheur qu’il pourra enfin goûter. Hélas ! il ne soupçonne guère qu’on songe à le trahir.... !
L’oncle est reçu par le père à son ordinaire ; on se met à table, où tout en buvant l’un à l’autre, les deux ''vieillards'' racontent leurs antiques prouesses en amour et en chevalerie. Mais quand on eut desservi et que tout le monde s'est retiré :
« Mon vieil ami, dit le seigneur d'Eyjaux, je suis garçon et m’ennuie de vivre seul ; vous allez bientôt marier votre fille et vous trouver de même. Acceptez une proposition que j’ai à vous faire : accordez-moi Ermengarde ; je lui abandonne tout mon bien, je viens demeurer avec vous et nous ne vous quittons plus jusqu’à la mort. » Cette proposition enchante le père ; après avoir embrassé son vieux gendre, il fait venir sa fille, à laquelle il annonce l’arrangement funeste qu’ils vient de conclure ensemble.
Si la demoiselle est consternée, je vous le laisse à penser. Elle ne rentre dans sa chambre que pour se désoler, pour maudire mille fois la trahison du perfide vieillard, pour appeler à son secours le malheureux Guillaume. Pendant ce temps, le chevalier travaille à la mériter en se couvrant de gloire à Châlucet, et il est bien loin d’imaginer que par une noirceur abominable son oncle la lui enlève, et de plus, en le déshéritant. Le soir, elle courre à la poterne, car elle ignore qu’il est au tournoi ; mais après avoir attendu longtemps sans le voir paraître, elle se croit abandonnée.
Le jour fatal vient d’être fixé par les vieillards au surlendemain. Le futur a demandé que le mariage et la noce se fissent en urgence, et en son château d'Eyjaux. En conséquence, il est réglé que, pour arriver de bonne heure, on partirait au point du jour ; et, en attendant, le gendre et le beau-père envoient dans tout le voisinage inviter leurs amis, c’est-à-dire ceux des gens de leur âge... Le lendemain, arrivent, les uns après les autres, ces barbons au corps décrépit, au front ridé, et à la tête chauve. Jamais ne s'est vue assemblée de noce plus burlesque. On pourrait penser qu'ils viennent tous, avant de partir pour l’autre monde, se dire le dernier adieu.
La journée est employée à préparer les ajustements et la parure de la triste mariée. Elle étouffe intérieurement de douleur, et se voit obligée pourtant de dévorer ses larmes et d’affecter un visage tranquille. Le père vient de temps en temps examiner si l’ouvrage avance. Dans une de ces visites, quelqu’un lui demande s’il a songé à faire venir suffisamment de chevaux pour conduire à Médot toutes les personnes qui doivent s’y rendre. « Les hommes ont les leurs sur lesquels ils sont venus, répondit-il. Ceux de mes écuries serviront ; mais, en tout cas, pour ne pas nous trouver embarrassés, il n’y a qu’à en envoyer chercher quelques-uns de plus chez mes voisins. »
Et sur-le-champ il dépêche un domestique qu’il charge de cette commission.
Celui-ci se rappelle en route que Guillaume a un cheval gris magnifique, et réputé le plus beau de toute la vicomté. Le balourd croit que ce serait sans doute flatter sa jeune maîtresse que de lui procurer, pour une cérémonie aussi agréable, une pareille monture, et il va chez le chevalier l’emprunter.
Guillaume, après avoir remporté le prix du tournoi, passe chez son oncle pour chercher la réponse qu’il attend; mais ne l’ayant pas trouvé et s’imaginant que le père apparemment fait quelque difficulté, il est revenu chez lui, du reste si parfaitement tranquille sur cette affaire, si plein de confiance en la parole du négociateur, qu’en entrant il commande qu’on fasse venir son ami Bertran le troubadour pour chanter avec lui quelques chansons amoureuses. Il se flatte que son oncle se fasse un plaisir de venir lui annoncer lui-même la réussite de son message, et, dans cet espoir, il a sans cesse les sens tournés vers la porte.
C'est un domestique qui finit par apparaître, qui, le saluant de la part de son maître, lui demande au nom du vieillard, pour le lendemain son beau destrier gris. « Oh ! de toute mon âme, répond Guillaume, et pour plus longtemps s’il le veut. Mais quel besoin a-t-il donc de mon cheval ? Sire, c’est pour mener à Eyjaux, Ermengarde, notre demoiselle. Sa fille ! Eh ! que va-t-elle faire à Eyjaux? Se marier. Quoi ! est-ce que vous ne savez pas que votre oncle l’a demandée à monseigneur, et qu’il l’épouse demain matin au point du jour ? »
À ces paroles Guillaume reste pétrifié d’étonnement. Il ne peut croire une trahison aussi noire et se la fait certifier une seconde fois. Malheureusement pour lui, les coupables sont tels qu’il ne peut s’en venger. Il se promène pendant quelque temps en silence, les yeux baissés et l’air furieux. Soudain, il s’arrête, appelle son écuyer, fait seller le cheval gris, et le livre au valet. « Elle le montera, se dit-il à lui-même, et en le montant elle songera encore à moi. Ne suis-je pas trop heureux de contribuer à ses plaisirs ? Mais non, c’est à tort que je l’accuse. On a forcé sa main, elle n’en est que plus à plaindre ; moi, j’ai son cœur, et tant que je vivrai, elle aura le mien. »
Le chevalier alors appelle tous ses gens. Il leur distribue le peu d’argent qu’il a, et leur permet de quitter son service dès l’instant même. Ceux-ci éperdus lui demandent en quoi ils ont eu le malheur de lui déplaire. « Je n’ai qu’à me louer de vous tous, répond-il, et je voudrais qu’il me fut permis de vous mieux récompenser ; mais la vie m’est à charge, partez et laissez-moi mourir. »
Les infortunés se jettent en larmes à ses genoux ; ils le conjurent de vivre et le supplient d’agréer qu’ils restent auprès de lui pour adoucir ses maux. Il les quitte sans leur répondre et va s’enfermer dans sa chambre.
On dort pendant ce temps au château du père. Pour pouvoir partir de grand matin on s’y est couché de bonne heure, et le guetteur du donjon a ordre d’éveiller tout le monde au son du tocsin, dès que le jour commence à paraître : Ermengarde seule ne peut reposer. L’instant de son malheur approche et elle n’y voit plus de remède. Vingt fois dans la journée la pauvrette a cherché l’occasion de s’enfuir. Elle l’aurait fait sans crainte si la chose avait été possible, mais elle a trop d’yeux à tromper, et son unique consolation est de passer la nuit dans les larmes.
Vers minuit la lune se lève. Le guetteur, qui le soir a un peu bu et qui s’est endormi, se réveille tout à coup et voyant une grande clarté, croit qu’il est déjà tard, et se hâte bien vite de sonner son tocsin. Aussitôt tout le monde de se lever, et les domestiques de seller les chevaux. Le destrier gris, comme le plus beau, est destiné pour la demoiselle. À cette vue, elle ne peut contenir sa douleur et fond en larmes. On n’y fait point attention, parce que ces larmes sont attribuées au regret de quitter la maison paternelle. Mais quand il est question de monter le cheval, elle s’y refuse si opiniâtrement qu’il faut l’y placer comme de force.
On part: d’abord marchent les domestiques, hommes et femmes, puis les gens de la noce, puis la mariée qui, peu empressée d’arriver, s’est mise à la queue de la troupe. On l’a confiée à un vieux chevalier, homme sage et renommé, lequel doit lui servir de parrain pour la cérémonie, et celui-ci ferme la marche.
Il y avait pour arriver à Eyjaux trois lieues à faire, toujours dans la forêt, et par un chemin de traverse si étroit, que deux chevaux peuvent à peine y passer de front. Il faut donc aller à la file. Pendant la première demi-lieue on cause, on s’égaye un peu ; mais nos barbons qui n’ont pas dormi suffisamment succombent bientôt au sommeil. Vous auriez ri de voir leurs têtes chenues vaciller à droite et à gauche ou tomber penchées sur les cous des chevaux.
La demoiselle suit, trop occupée de sa douleur pour songer à eux. Pareille à ces condamnés qu’on mène au supplice, et qui, pour vivre quelques instants de plus, retardent la marche autant qu’ils peuvent, elle ralentit le pas de son cheval. Mais on n’a pas fait une lieue que, sans le vouloir, elle se trouve séparée de la troupe Son vieux conducteur ne s’en aperçoit pas davantage, parce qu’il sommeille comme les autres. Cependant ses yeux s’entr’ouvrent de temps en temps ; mais comme il voit toujours devant lui le destrier gris, ils se referment tout aussitôt : les chevaux, au reste, n’ont pas besoin de guides ; dans un chemin pareil ils ne pouvent s’égarer.
Il y a un endroit pourtant où la route se partage en deux ; l’une est la continuation de celle d'Eyjaux, et l’autre un petit sentier qui conduit chez Guillaume. Tous les cavaliers de la troupe ont suivi la première comme de raison ; et le cheval du vieux parrain ne manque pas de suivre la trace des autres. Pour le palefroi gris, depuis le temps qu’il conduit son maître au rendez-vous de la poterne de Lasnours, il est si fort accoutumé au sentier, qu’il le prend à son ordinaire.
Il faut, pour arriver chez Guillaume, passer à gué une petite rivière. Au bruit que fait le cheval en mettant le pied dans l’eau, Ermengarde sort de sa triste rêverie ; elle se retourne pour appeler le parrain à son secours, et ne voit personne ; seule et abandonnée dans une forêt à pareille heure, un premier mouvement d’effroi la fait tressaillir ; mais l’idée de pouvoir échapper au malheur qui la menace étouffe sa frayeur ; et elle pousse hardiment son cheval dans la rivière, prête à périr, s’il le faut, plutôt que de consommer cet hymen abhorré. Il n’y a rien à craindre ; le cheval, selon sa coutume, traverse de lui-même le gué ; et bientôt il arrive chez son maître.
Le guetteur apercevant la demoiselle corne aussitôt pour avertir, et vient lui demander ensuite, à travers la petite porte du pont-levis, ce qu’elle veut. « Ouvrez vite, crie la jeune fille, c’est une femme poursuivie par des voleurs qui vous demande secours. » L’autre regarde par le guichet : il voit une jeune personne parfaitement belle et couverte d’un riche manteau d’écarlate. La parure, la beauté de la demoiselle, ce cheval gris qu’elle monte et qui lui semble être le palefroi de Guillaume, l’étonnent au point qu’il croit que c’est quelque fée favorable que la compassion amène auprès de son bon maître pour le consoler. Il court aussitôt l’avertir. Guillaume a passé la nuit dans les larmes. Ses gens, véritablement affligés parce qu’ils l’aiment, n’ont pas voulu se coucher plus que lui. De temps en temps ils vont sans bruit écouter à sa porte, dans l’espoir que peut-être sa douleur s’allège; mais l’entendant toujours soupirer et gémir, ils reviennent pleurer ensemble. Cependant, des qu’il apprend qu’une femme est à sa porte, par courtoisie il va au-devant d’elle et fait baisser le pont-levis.
O joie inespérée ! O bonheur ! il voit sa mie. Elle s’élance dans ses bras, en criant : « Sauvez-moi » ; et en même temps elle le serre avec les siens de toutes ses forces, et regarde derrière elle d’un air d’effroi, comme si réellement des ravisseurs l'ont poursuivie.
« Rassurez-vous, s’écrie-t-il, rassurez-vous, je vous tiens et il n’y a personne sur la terre qui puisse désormais vous arracher à moi. » Alors il appelle ses gens, leur donne différents ordres, et fait lever le pont. Mais ce n’est pas assez ; pour être parfaitement heureux, il faut qu’il soit de façon urgente l’époux d'Ermengarde ; il la conduit donc à sa chapelle, et, mandant son chapelain, lui ordonne de les marier ensemble. Alors la joie rentre dans le château ; maîtres et domestiques, tous paraissent également enivrés de plaisir ; et jamais à tant de chagrin ne succèdent aussi promptement des transports de joie aussi vifs.
Il n’en est pas ainsi à Eyjaux. Tout le monde y est arrive excepté la demoiselle et son gardien. Mais on a beau se demander ce qu’ils sont devenus, personne ne peut l’apprendre. Enfin son gardien parait, toujours dormant sur son cheval ; et il est fort étonné, quand on le réveille, de ne plus voir la mariée devant lui.
Comme on soupçonne qu’elle ait pu s’égarer dans la forêt, plusieurs domestiques sont détachés pour aller la chercher. Mais on sait bientôt à quoi s’en tenir par l’arrivée d’un écuyer qu’envoie Guillaume, et qui vient annoncer que la demoiselle est chez lui et - de la part du chevalier - invite le père et tous les gentilshommes de la noce à se rendre chez lui. On y court ; Guillaume va au-devant d’eux, tenant par la main sa nouvelle épouse qu’il leur présente sous cette qualité.
À ce mot d’abord s’élève dans la troupe un grand murmure. Mais quand Guillaume prie qu’on l’écoute, quand il a conté toute l’histoire de ses amours jusqu’à l’aventure de son fidèle destrier, tout change. Ces vieillards, blanchis dans des principes d’honneur et de loyauté, témoignent même leur indignation de ce qu’on les a rendus complices d’une perfidie ; et ils se réunissent tous pour presser le père de ratifier l’union des deux jeunes gens.
Celui-ci ne peut s’y refuser, et la noce se fait chez Guillaume.
L’oncle est mort dans l’année ; le chevalier par cet événement hérite d'Eyjaux. Peu de temps après, son beau-père étant mort aussi, il se voit un des plus riches seigneurs de la Vicomté de Limoges, et Guillaume et Ermengarde ont vécu aussi heureux qu’ils méritaient de l’être.
-- Fabliaux adapté du Lai du Palefroi Vair (Histoire du cheval gris)