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Pour tout dire (12)

Publié le 02 septembre 2016 par Jlk

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À propos de ce qu'on appelle la poésie. Du noir irradiant de lumière des poèmes d'Agota Kristof. Que le TOUT DIRE de la poésie exclut à la fois le formalisme cloué et le n’importe quoi.

À quoi rime la poésie ? Que diable vient faire un poème dans le monde actuel ? Combien étaient-ils au Salon du livre de Florence en avril 1300 pour faire signer leur exemplaire de la Commedia à l'arrogant Alighieri ? Peut-on se fier à la traduction en chinois des poèmes de Mallarmé qui ont déjà pâti d'une nouvelle version en français commercial ? Et que dire de la version en français non commercial de Szögek d'Agota Kristof, éditée chez Zoé sous le titre lapidaire de Clous et la tutelle de Marlyse Pietri, fondatrice et ancienne patronne de la maison genevoise où parut déjà L'Analphabète, et qui raconte comment ces poèmes lui ont été transmis.


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Telles sont les questions que j'ai (re)commencé de me poser en lisant L'instant, poème traduit du polonais d'Adam Zagajewski, avec ces mots qui me parlent dans une langue par delà les langues qui relève, précisément, de la poésie.

L’instant


Dans une église romane, les pierres rondes
qui moulurent tant de prières,
tant de générations, se taisaient humblement
et les ombres sommeillaient dans l’abside
telles des chauves-souris dans les fourrures de l’hiver.
Nous sortîmes. Un pâle soleil luisait,
une petite musique bourdonnait faiblement
d’une des voitures, deux geais
regardaient attentivement les humains, nous,
dans l’air flottaient les fils soyeux de la nostalgie.
Que le moment présent est audacieux,
il se permet une existence insouciante
à même les flancs de ce vieux temple
déjà tellement fatigué,
et en attente des millions d’années à venir,
des guerres futures, des ères géologiques,
des armistices, des congrès, des changements de climats -
cet instant – qu’est-il ? – À peine
un moustique, une petite mouche, une poussière, une fraction de respiration,
et pourtant il a tout envahi,
il a gagné le cœur des herbes craintives,
il vit dans les tiges et dans les gènes
et dans la prunelle de nos yeux.
Cet instant, mortel comme toi et moi,
était plein d’une joie incompréhensible, folle,
infinie, comme s’il savait
quelque chose que nous ignorons.


Tout de suite après cet aperçu d'un instant qui n'en finit pas de luire comme l’or du brin de paille de Verlaine, je lis les vers du premier poème du recueil posthume d'Agota Kristof, intitulé Nincs miért járdát cserélni, ce que Maria Maïlat a traduit par Aucune raison de changer de trottoir, et dont les vers en langue française donnent ceci:


Aucune raison de changer de trottoir
Dans le crépuscule perdant son équilibre
un oiseau libre s’envole de travers
sur la terre il n’y a que des semailles
silence indicible
et insupportable
attente
Hier tout était plus beau
la musique dans les arbres
le vent dans mes cheveux
et dans tes mains tendues
le soleil
Maintenant il neige sur mes paupières
mon corps
est lourd comme le rocher
mais aucune raison de changer de trottoir
et aucune raison de
s’en aller dans les montagnes


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L'oiseau qui vole de travers est un motif récurrent dans les poèmes d'Agota Kristof, dont le plus saisissant s'intitule précisément L'oiseau, ce qui se dit en hongrois A madár, et qu’on peut citer en entremêlant les deux versions :


A Madár
L’oiseau

Súlyos nagy madár voltam és neha
Je fus un grand oiseau lourd et parfois
ráismertem a városokra
je reconnaissais les villes
ahol már jártam egyszer
que j’avais traversées jadis
különösen a hidakat szerettem
j’aimais surtout les ponts
és a kerteket ahol este
et les jardins où le soir
nyáron tánkosok lebegnek
en été les danseurs flottaient
a lámpak alatt
sous les réverbères
féltek mikor árnyékom rájuk esett
ils avaient peur lorsque mon ombre tombait sur eux
en is féltem mikor a bombák hulltak
moi aussi j’avais peur quand les bombes pleuvaient
mesze repültem s mikor csönd lett
je m’envolais loin et lorsque le silence régnait
visszajöttem hoszasan lebegni
je revenais planer longtemps
a gödrök és halottak fölött
au-dessus des fosses et des morts
szerettem a halált
j’aimais la mort
szerettem játszani a halállal
j’aimais jouer avec la mort
a sötet hegyek fölött néha
au-dessus des sombres montagnes parfois
összecsuktam a szárnyam és mint a kõ
je refermais mes ailes et telle une pierre
lezuhantam egy szakadékba
je me laissais tomber dans l’abîme
de sohasem egészen sohasem egészen mélyre
mais jamais jusqu’au bout jamais jusqu’au plus profond
még feltem
pour l’heure j’avais peur
meg csak a mások halálát szerettem
pour l’heure j’aimais la mort des autres
és nem az enyémet
et pas la mienne
az én halálomat csak késõbb szerettem meg
ma mort je l’ai aimée plus tard
sokkal késõbb
beaucoup plus tard
mikor már fáradt voltam és éehes és szomorú
lorsque j’étais déjà fatigué et affamé et triste
mikor már semmitöl sem féltem
lorsque je n’avais plus peur de rien
csak nésztem a köveket és a ködös
je ne regardais que les pierres et les brumes
dans szakadékot
les abîmes
és a szárnyaim öszecsukódtak
et mes ailes se sont refermées.


Le thème du paradis perdu (Lost paradise, etc.) est un poncif de la poésie universelle, mais le TOUT DIRE de celle-ci se distingue par sa façon d'accommoder les lieux communs au dam de tout langage commercial - le trouvère trouve et fait ainsi la pige à la cheffe de projet et à son boss formaté au M.l.T. Ce qui, soit dit en passant, n'exclut aucunement la poésie des bureaux.


L'oiseau boiteux d'Agota Kristof n'est pas là juste pour figurer la blessure ou la tristesse: il relie l'herbe du ciel et la suie des villes où des femmes et des hommes se cherchent et se perdent et croient se retrouver alors que c'est déjà l'automne auquel il n'est pas exclu que succède un hiver nucléaire - mais la poésie n'est jamais tout à fait explicite en de tels termes.


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J'ai maintenant devant moi deux poèmes d'Agota Kristof, Clous et Émigrants, en m'apercevant pour la première fois qu'elle a un piercing cruciforme dans son nom, qui évoque le Christ. Or le titre du recueil, Szögek, signifie Clous ? Mais lesquels ? De la croix, du cercueil ou de la vie qui nous traverse ?
Je lis alors la traduction de la fin du poème, sans majuscules ni ponctuation:


clous émoussés et pointus
ferment les portes clouent les barreaux
aux fenêtres de long en large
ainsi se bâtissent les années ainsi se bâtit
la mort


Au début de La mort d'un père, Karl Ove Knausgaard parle de notre façon de planquer « la mort » sous le tapis. De cet effort contemporain de ne pas voir ce qui est ou de le maquiller découle une série américaine hyper-vivante au titre de Six feet under, et l'autobiographie de Knausgaard est elle aussi hyper-vivante, de même que la poésie d'Agota Kristof dit la vie, fût-ce avec une arêtes dans la gorge et une croix au mur comme dans le bureau de celle qui écrit, au début de Clous :


au-dessus des maisons et des vies
un léger brouillard gris
avec mes yeux pleins de feuilles
à venir dans les arbres
j'attendais l'été
j'aimais par-dessus tout
dans l'été la blanche
la chaude poussière
insectes et grenouilles s'y noyaient
quand la pluie ne tombait pas
pendant des semaines


Ce monde est très mal foutu, où l’estivale langueur signifie en même temps la mort par noyade des « insectes et grenouilles », et cela aussi le TOUT DIRE de la poésie l'exprime, qui n'appartient pas qu'aux spécialistes diplômés ès rhétorique.

De quoi parle-t-on ? Y a-t-il beaucoup de poèmes peints dans un musée comme le Kunstmuseum de Vienne ? Thomas Bernhard, dans sa démolition constructive de Maîtres anciens, n'allait y voir qu'un portrait de vieil homme du Tintoret, et pour ma part j'y suis retourné plusieurs fois pour une seule petite vierge et son âne peinte par un artiste rhénan inconnu de je ne sais plus quel siècle.
Pareil pour les anthologies poétiques, où s'entend un formidable arrière-bruit de machines à coudres avec force alexandrins à douze pattes et force fortiches hémistiches ou autres pentamètre ïambiques, mais dans ce monceau de words words words filtrent parfois quelques mots parfois même arrangés à la diable (au regard sourcilleux du Spécialiste) et cela donne Szögek d'Agota Kristof ou Émigrants, entre soixante-six autre autres morceaux.


À l'hiver 1956 j'avais neuf ans, le soir de cette année terrible nous écoutions à la radio les nouvelles de Budapest et plus tard les enfants de réfugiés se sont pointés dans nos préaux avec leurs habits gris. Je me le rappelle à l’instant en lisant Émigrants d’Agota Kristof :


en apesanteur vous marchez sur des routes droites
qui ne mènent nulle part
nous nous sourions comme les amoureux à leurs débuts
pensifs vous me regardez les maisons et les jardins
ne laissent aucune trace sur vous semblables aux nuages
vous filez par-dessus les clochers et les montagnes
vos pieds sans racine ne se blessent pas
de très loin vous regardez vos douleurs
sans âme arrachées de vous
demain est déjà derrière vous nos mille espoirs
en larmes nous font signe embrassons-nous vite
de vos lèvres immobiles quelle triste
fumée monte de ces chansons mortes
au bord de la route les arbres blancs bruissent et
vous nous disiez au revoir de vos mains ternes
pendant que vous disparaissiez dans la course d’un train matinal
étourdis par le claquement des roues

La poésie peut être politique, de Dante à Mahmoud Darwich, ou bien amoureuse, élégiaque, savante voire ésotérique, ou fantaisiste ou cour de récré genre Prévert, ou fleur de cimetière quand Brassens chante Pensées des morts de Lamartine, mais son TOUT DIRE exclut à mes yeux les clous du tout-formel autant que du n'importe quoi.
La poésie n'est pas n'importe quoi. L'idiotie nivellatrice contemporaine fait d'un coucher de soleil tatoué sur l'épaule d'une bimbo l'équivalent d'un poème de Rimbaud reproduit sur un mur de couloir de métro, alors que les mots de la vraie poésie (ce poème d’Illuminations recopié par une main fervente et précise) exclut le cliché ou en transforme le plomb en or.
Le TOUT DIRE de la poésie procède forcément d'une traduction. Celle des poèmes d’Agota Kristof par Maria Maïlat rend la sourde musique, dure et douce à la fois, tantôt par le tranchant des mots cloués et tantôt par la fluidité bleue qui voit filer les nuages blancs entre les barreaux...
Charles-Albert Cingria écrivait ceci à propos de la poésie de Pétrarque : « L’écriture est un art d’oiseleur et les mots sont en cage avec des ouvertures sur l’infini »…


Agota Kristof. Clous. Poèmes hongrois et français, traduit par Maria Maïlat.Editions Zoé, 2016, 197p.

Adam Zagajewski. Mystique pour débutants et autres poèmes. Traduit du polonais par Maya Wodecka et Michel Chandeigne. Fayard/Poésie, 1999.


Karl Ove Knausgaard. La mort d’un père. Denoël/Folio, 2016, 538p.


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