Erri De Luca, Le plus et le moins
[Il più e il meno, Feltrinelli, 2015],
éditions Gallimard, Collection Du monde entier, 2016.
Traduit de l'italien par Danièle Valin.
Lecture de Martine Konorski
L ire Le plus et le moins laisse le goût délicieux d'un bain de mer au grand large, lorsqu'on se sent bercé par l'immense, au loin, et pourtant au plus près de soi. Le goût de sel finement déposé sur les lèvres, le grain d'une croûte de sel plus épaisse sur la peau, les cheveux mouillés qui se collent puis sèchent au vent... Un vent de liberté, " l'expérience de la liberté comme d'un désert ", qui souffle sur ce magnifique livre d'Erri De Luca, quintessence de l'ensemble de ses livres, que l'on se réjouit de lire et de relire.
Le plus et le moins : 37 textes, fragments inclassables, dans une écriture poétique hors du commun, qui nous font voyager dans un temps et dans un espace, guidés par la géographie des souvenirs de l'auteur, de l'enfance à l'âge adulte : des moments de sa vie à Naples, Ischia, Turin, Paris, les Dolomites. Un voyage sincère et tendre au pays de la fraternité humaine et du partage. Un voyage au pays de la liberté et de la vérité. Un voyage dans le silence habité de l'âme du poète, lorsque l'auteur, dans l'arc tendu de la beauté de son écriture pudiquement évocatrice, sensuelle et sans grandiloquence ni ornementation, nous transporte parmi les éléments de la nature et des saisons, " là où la poussière était l'âme du monde ".
Instantanés de la vie de l'auteur, les textes qui composent ce livre éclairent son œuvre d'une lumière solaire qui vient de l'intérieur, tant ce qu'il décrit émane directement des émotions et des sensations qui le traversent profondément.
On y retrouve les thèmes de prédilection qui animent Erri De Luca et nourrissent son écriture :
- les luttes politiques et sociales des " années de cuivre, comme il dénomme les années 1970, qui " conduisaient le courant électrique des luttes sociales [...] une vraie énergie électrique de transformation ",
- le temps de l'intérêt collectif opposé au temps de l'intérêt individuel d'aujourd'hui " où l'on est évalué en fonction du pouvoir d'achat ", symbole de notre monde désespérant et vide, qui sombre dans la barbarie et où il est vital de rester insoumis, de se révolter pour être vivant et porter " la parole contraire " pour tenter de mettre fin aux injustices, aux tyrannies, aux guerres, aux racismes...
- mais aussi le deuil des parents qui prend le goût du silence, " un silence comme les deux lèvres d'une blessure ouverte " et qui provoque aussi " l'exil alimentaire ", puisque depuis la mort de sa mère, l'auteur a renoncé à son plat préféré : les aubergines à la parmesane ; une manière si humaine de vivre une telle séparation, puisque pour l'auteur " le deuil se vit plus à table qu'au cimetière ".
Et puis, l'on trouve aussi les souvenirs d'enfance, ceux du " fils égaré " : " je ne suis pas un père, je suis resté un fils, une branche sèche ", qui a quitté sa Naples natale sans retour, qui tourne dans sa bouche toute la journée les pages de la Bible comme un " noyau d'olive ", qui découvre les amours adolescentes avec le premier baiser : " je sais depuis que le baiser est le sommet atteint, la parfaite ligne d'arrivée " et les étreintes qui empêchent de dormir et transforment en " poissons qui ne ferment pas les yeux ".
L'escalade aussi occupe une place importante dans l'œuvre et la vie de l'auteur-alpiniste : " je pratique l'escalade et je sais qu'un sommet atteint exauce un désir autant qu'il l'épuise "...
Au fil des pages, cette écriture vibrante secoue le corps comme des percussions. Séisme intérieur provoqué par la beauté de textes à l'amplitude évocatrice maximale, à travers une parole minimale, juste et dense. Pas un mot de trop, mais une parole resserrée, traversée par la sensibilité et par l'émotion d'un homme devenu écrivain, par le traumatisme d'une humiliation scolaire, une accusation de tricherie pour sa première rédaction, alors que pour lui " ce fut un précipice d'écriture " qui lui permit de découvrir alors combien l'écriture peut déranger les corps constitués et participer à un acte de résistance. Depuis lors, l'écriture, comme un cadeau, est sa plus fidèle compagne.
Une écriture vitale, une écriture de vie et d'espoir inscrite dans le corps et dans la peau : " j'avais besoin de pages à tenir en main comme un verre et de m'y plonger la tête la première jusqu'au terminus ".
Le plus et le moins est un livre essentiel, d'un auteur essentiel qui, à rebours de la fureur des médiocrates de l'analyse et du commentaire, nous offre, avec humilité et profondeur, une parole authentique.
Donc, un livre à mettre entre toutes les mains... de celles et ceux qui s'interrogent sur notre monde et sur ce que c'est qu'être humain.
Martine Konorski
D.R. Texte Martine Konorski
pourTerres de femmes
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