À propos de l'immonde dernière UNE de Charlie-Hebdo et de ce qu'elle nous dit de l'abjection abusant du droit de TOUT DIRE. Sur la beauté, par contraste, des relations mimétique liant les deux frères Knausgaard, très finement détaillées dans La mort d'un père. Du trésor de mémoire brassé à pleines mains par le fils cadet en train de nettoyer la maison de sa grand-mère souillée par son père en fin de vie. Du somnambulisme et des magies de l'enfance.
La découverte, ce matin sur les réseaux sociaux, de l'abjecte dernière couverture de Charlie-Hebdo accommodant les victimes de la tragédie d'Amatrice à la sauce italienne, me fait tellement gerber que, colère, j'en serais presque à souhaiter que les responsables de cette ignominie soient ensevelis sous les décombres de leur locaux soudain frappés par un tremblement de terre. Mais un meilleur traitement consisterait peut-être à les obliger à reverser les bénéfices de cette provocation aussi vulgaire qu'inhumaine aux familles des victimes...
Or en même temps que je découvrais cette saloperie, je lisais les pages de La mort d'un père consacrées aux années de jeunesse de Knausgaard, où celui-ci évoque le même genre de dérapages satiriques – sans rien pour autant de la visée cupide des cyniques nauséeux de Charlie-Hebdo - qui auront marqué certains de ses écrits, dans une revue estudiantine où il faisait ses débuts de journaliste occasionnel.
Vingt ans plus tard, en nettoyant la merde paternelle dans la maison de sa grand-mère, il juge ses exploits de jeunesse sans se battre les flancs mais sans invoquer non plus l'argument, galvaudé par certains, de la liberté de TOUT DIRE.
La théorie développée par René Girard sur la relation mimétique trouve, dans le rapport entretenu par Karl Ove et son frère aîné Yngve, autant que dans le lien d'amour-haine les attachant à leur père, une illustration magnifiquement détaillée par l'autobiographe, à commencer par le constant effort du jeune garçon de plaire à son brillant grand frangin, quitte à se rabaisser lui-même alors que son modèle se déglingue un peu avec les années.
Sur Messenger, l'autre soir, une nouvelle « amie Facebook » me parlait de l'essai d'un jeune journaliste américain du nom de Jonah Lehrer, qui affirme que Proust fut sans le savoir un précurseur des neurosciences. De son côté, le « Proust norvégien », revenant sur deux interviews de grands auteurs norvégiens, puis se livrant à une mise en abîme mémorielle étonnante à partir des marques de lessives ponctuant ses souvenirs, relance lui aussi une espèce d’anamnèse d'une remarquable précision à double valeur poétique et, peut-être, scientifique.
Ce que Jonah Lehrer affirme de Proust pourrait-il être appliqué à une autre « entreprise qui n'eut jamais d'exemple » telle que les Confessions de Rousseau ? Comme Jean Starobinski n'est pas encore mon « ami Facebook », je laisse la réponse en suspens. Le neurobiologiste Francisco Varela étant inatteignable lui aussi pour cause de décès , je ne saurais attester la valeur scientifique de la phénoménologie de la perception comparée chez Rousseau, Proust et Knausgaard, mais ce qui est sûr est qu’il y a chez celui-ci un sismologue de la mémoire autant qu'un auto-analyste psychosomatique (notamment dans sa remémoration des errances somnambuliques qu'il partage avec son frère et son père) dont les observations ressuscitent nos propres souvenirs avec une fraîcheur et une limpidité parfaites.
En voici un exemple aux pages 444-446 de La Mort d’un père, où le nettoyage de la bauge paternelle inspire ces lignes au fils :
« L’odeur de chlore et le design de la bouteille me ramenèrent aux années 70, plus précisément au placard sous l’évier de la cuisine où se trouvaient les produits d0entretien. Le Cif n’existait pas à cette époque mais il y avait de l’Ajax en poudre dans une sorte de flacon, rouge, blanc et bleu. Du savon noir. De l’eau de Javel dans sa bouteille en plastique bleu avec son bouchon à rainure sécurisée qui n’avait pas changé. La marque OMO aussi. Et puis il y avait une boîte de lessive avec l’image d’un enfant qui tenait la même boîte et, sur celle.ci, encore l’image de l’enfant et ainsi de suite. Est-ce que c’était la marque Blenda ? En tout cas je m’aiguisais l’esprit sur cette mise en abyme, finalement infinie et qui existait aussi ailleurs, dans la salle de bains par exemple, où, en en tenant un miroir derrière sa tête, on pouvait voir les images se réfléchir à l’infini tout en rapetissant jusqu’à l’invisible. Mais que se passait-il au-delà du visible ? Est-ce que la réduction se poursuivait ? «Il y avait tout un monde entre les marques de l’époque et celle de maintenant, et avec elles me revenaient les bruits, les goûts, les odeurs, c’était totalement irrésistible comme l’est tout ce qu’on a perdu, tout ce qui a disparu. L’odeur d’herbe tondue à ras et nouvellement arrosée quand on est assis sur le terrain de foot après l’entraînement, l’ombre immense des arbres immobiles, les cris et les rires des enfants qui se baignent dans le lac de l’autre côté de la route, le goût fort mais sucré de la boisson énergétique XL-1. Ou encore le goût de sel qui remplit fatalement la bouche quand on plonge dans la mer, même si on l’a bien pincée en fendant l’eau, le chaos de courants et de bulles d’air en dessous mais aussi la lumière dans les algues et les plantes et les rochers nus, les grappes de moules et les colonies de balanes d’une incandescence tranquille et modérée sous le soleil au zénith d’un ciel bleu et sans nuages par une journée d’été », etc.
Après cela d’éminents commentateurs littéraires ou médiatiques parisiens à la Pierre Assouline, la ramenant au seul motif que les livres de Knausgaard « cartonnent », selon l'expression hideuse en usage, prétendront que l'autobiographie du Norvégien n'est qu'un magma informe. Mais passons sur ces piètres lecteurs aux lunettes de béton…
Autre récit de mémoire de Karl Ove Knausgaard, revenant sur ses débuts de journaliste littéraire, alors qu’il suivait les cours d’une académie d’écriture, au tournant de sa vingtaine.
Comme il m'a été donné de faire, en plus de 40 ans, plusieurs centaines d'interviews d'écrivains tantôt très connus et tantôt moins, je ne suis donc pas trop mal placé, après en avoir réussi un certain nombre et foiré quelques-unes, pour apprécier le récit de deux rencontres, l'une bien préparée et réussie malgré de grosses difficultés à apprivoiser le vieux bougon (le poète Olav H. Hauge, fameux en Norvège), et l'autre complètement loupée faute de préparation, aboutissant, après corrections du texte par l’écrivain lui-même (le non moins prestigieux Kjartan Fløgstad, incarnant LE grand auteur norvégien de l’époque aux yeux du jeune homme) au refus de toute publication par l’interviewé, à la grande honte de l’intervieweur…
L'humiliation (que son père lui a fait subir maintes fois) autant que les échecs ont valeur initiatrice au même titre que les réussites, et le ressentiment est lui aussi une composante positive dans l'apprentissage du métier de vivre et d'écrire.
C'est en tout cas ce que je me dis au fil de la lecture des dernières pages de La mort d'un père de Karl Ove Knausgaard, de loin le plus beau livre que j'aie lu depuis 2015 qui fut pour moi l'année de l'Atlas d'un homme inquiet de Christoph Ransmayr, et l’idée m’enchante que l’autobiographie-fleuve de Knausgaard me réserve encore deux volumes traduits (Un homme amoureux et Jeune homme, totalisant déjà 1300 pages) et trois autres à venir, d'autant plus que cette lecture se poursuivra tantôt du côté de Sète (dès la semaine prochaine) puis en Californie (en février 2017), après d’éventuels sauts à Paris ou Bergen , parallèlement à la suite de la (re) lecture de la Recherche du temps perdu du « Knausgaard français » dont il me reste au moins 2000 pages à savourer en bonus – et qui dit que les jeune retraités ne lisent plus, non mais ?