Sur la Terre

Publié le 19 juin 2008 par Thywanek
Quelquefois, durant des périodes de plusieurs jours, quelquefois, tout est sur terre. Tout. Là. Redevenu sur terre. Les rames de métro. Les champs de voies ferrées lorsqu’on passe au dessus des gares. Les files entêtées des autos. Les façades qu’on sent déjà crier au simple prétexte qu’il a fait enfin chaud aujourd’hui. Enfin. Qu’on se demandait si ça allait arriver. Parce qu’il faut du soleil, vous savez. Le plus souvent possible. Et qu’il fasse chaud. Même si à peine fait-il un peu chaud on ne respire tout de suite plus. Qu’on se plaint aussi. Mais que ça fait penser à ces régions du monde qu’on voit dans des reportages souvent idiots où on nous montre des faux gens en vacances perpétuelles. Laids et bronzés. Hilares et vacants. Inutiles. Décoratifs dans le meilleur des cas. Qu’il faut bien qu’on puisse croire être dans des endroits aussi vides, vendus comme vides, pour supporter de vivre finalement dans la ville, dans le bruit, dans la poussière qui accompagne immédiatement chaque poussée de chaleur, avec cette imitation de touriste hawaïen à laquelle s’exercent d’un soin grossier et tapageur des troupeaux entiers de clones clownesques qui se bousculent en permanence en se jetant des sorts inutiles.
C’est comme ça les jours où tout est sur terre.
Il n’est plus possible de voir au-delà du réel caillouteux.
Toute pensée retombe dans les travers. Plus rien ne peux devenir beau. Ou sincèrement riant. L’impossible rêve de pacotille déborde des égos brutaux. Il n’y a plus que des tueurs ou des tueuses de tout ce qui n’est pas soi. De tout ce qui n’est pas soi, enfin comblé d’une de ces idylles grotesques dont les modèles clinquants infestent le foutoir d’images qui se tend à l’infini sur des milliers de surfaces auxquelles il est prévu que nul n’échappe.
Ces quelques fois là, oui, ça semble devenir effectivement vain de se faufiler entre ces étendoirs de laideur. Pris dans les ahurissements des pulsions scopiques.
Et par-dessous tout ça on entend partout l’écho des cavernes. Il y des petites peurs inquiètes qui feignent l’arrogance. Les passagers réguliers du matin et du soir. Les lecteurs, les plus chanceux. D’autres en transit. La plupart entre deux formats. Certains secrètement étonnés de voir que ça tient en se demandant plus ou moins consciemment jusqu’à quand. Des identités voilées où les noirs fantômes des fois obscurcies glissent un calme empoisonné. Des verdeurs acides déguisées pour revendiquer une existence qui n’est pas encore venue, et dont il serait curieux de voir ce que ça en ferait. Confis dans une ignarité goguenarde. Pendus à leurs prothèses musicales qui leur distillent tout le jour la drogue commerciale qui emplit leurs pauvres absences librement consenties. Quelques guerriers tranquilles qui attendent, inabordables. Quelques uns çà et là qui vont persister ; tenter de vivre. Ceux qui sont presque morts. Dont le souffle n’a plus que la force d’une série de saccades d’aiguilles pendulaires au bout d’un ressors distordu.
Quelquefois on ne voit plus que ça : à quel point c’est impensable tout ce qu’on se demande de supporter.
La seconde vue est indisponible. On voit vrai. Affreusement vrai.
Lorsqu’on a la seconde vue, tout ça parait en définitive assez faux pour être traversé comme une matière épaissie d’une pâle opacité mentale qui joue son rôle d’amortisseur, non pas pour se tenir assez à distance, mais bien plutôt pour accepter ce vivant chaotique prometteur à soi-même du produit de ce qu’on y joue. Ce qui n’est que trop peu, mais suffisant pour avoir de temps en temps, parcimonieusement, le sentiment d’une trace de bonheur.
Sans être indécent.
Parfois cet un peu plus d’aménité que quelques uns parviennent à immiscer parmi ces milliers de croisements à la minutes qui nous défigurent.
Une mollesse effarée rend inatteignable. Le corps encombre plus que jamais. Il faudrait ne pas rentrer chez soi. Et, sans savoir comment, on s’installe à la devanture d’un café. On commande une bière. Et on achève de regarder tout autour de soi dans l’interminable épuisement dont un dernier hoquet peut seul être l’apaisement.
Plus aucun détail ne vient de son petit puits miroitant agiter l’amulette d’un jeu de transformation. De transmutation. Tout est ce que c’est. Ni plus ni moins. Cela nous donnait il y a une ou deux heures l’impression de s’entretenir si solidement en dépit du roulis. Et puis quelques dorures auront disparu. Décoloration de la rétine ambiante. Quelques points de légèreté, points d’ancrages en fait, qui auront lâché. Fixation poussiéreuse.
Je voudrais juste espérer que demain je reverrai le héron : celui que j’ai vu ce matin. Si vrai que c’en était incroyable. Bel oiseau élégant. Au bord du bassin de la Villette. Quai de la Loire. Pas eu le temps de prendre la photo. M’a laissé approcher, tournant lentement sa belle tête avec son long bec. Je voyais son loup noir sur ses yeux. Un héron gris. Comme dans Lilly Passion. J’étais à moins de cinq mètres de lui ; il s’est envolé. Que faisait-il là ?
Et le reverrai-je ? Le reverrai-je ?
Plus un son n’essaye de s’évader de moi. Même mon insu se recroqueville comme un petit fossile noir sous mon histoire inerte. Je coule la bière en moi par brèves gorgées. Cela conjure péniblement ma torpeur. Je laisse mourir le jour. Il ne s’y trouvera sans doute plus de possibilité à présent. Je vais attendre entre rien et fou que se précise le rapide et mince corridor et j’y insinuerai mes derniers pas, mécaniques, pour rejoindre mon étage. Et puis je vais attendre aussi que le sommeil me prenne. Ce sera long. Comme un sable mouvant sous une masse sans poids. Il faudra que je m’engonce. Que je bouge un peu, tout allongé, pour que le grain épais de ce sable de plomb veuille bien m’ensevelir.
Je sais quand même que je ne peux pas vivre sans voir autrement : donc ça reviendra.
C’est toujours revenu.
Je me réveillerai.
C’est un aveuglement passager : atroce clairvoyance.
C’est comme ça.
Quelquefois.
Sur la Terre.