« La méditation sur le hasard qui a fait rencontrer mon père et ma mère est plus salutaire encore que celle de la mort. »
Simone Weil,
La pesanteur et la grâce.
Nous regardons nos existences individuelles comme nous considérons les objets les plus simples et l’univers dans son incommensurable complexité. Nous les voyons et les pensons comme les fruits du hasard. Les résultats de constructions et d’assemblages plus improbables les uns que les autres ; tous néanmoins plus précis les uns que les autres. Autant dire que vu sous cet angle, nos vies comme celle de l’univers, semblent toutes relever du miracle ontologique, cosmologique et métaphysique.
Changer de regard
C’est à mon sens toute l’erreur commise depuis des siècles par tous les chercheurs, physiciens, généticiens, chimistes, cosmologistes, mathématiciens ou philosophes. Or, il faut considérer les faits sous un autre angle : celui de l’unité. Il ne faut plus considérer les vies et les faits de manière générale comme des assemblages complexes obéissant à des lois physiques, chimiques ou mathématiques d’une précision et d’une rigueur infinies que seul un dieu ou une intelligence absolue pourrait mener jusqu’à leur terme. Il faut au contraire les considérer comme des unités parfaites, elles-mêmes intégrées à une Unité plus parfaitement achevée.
Ce n’est pas l’assemblage des atomes qui fait la pierre. C’et l’unité « pierre » qui sous-entend une structure atomique non pas fondatrice, mais résultante. Dans la plupart de nos analyses scientifiques autant que philosophiques, nous considérons la pierre comme « construite » sur le même modèle que nos cathédrales. Nous soutenons l’idée que c’est la juxtaposition précise des atomes qui fait la pierre, de même que la juxtaposition des pierres fait l’édifice. Or, c’est là superposer ou comparer deux mondes et deux modes de réalisation intrinsèquement différents. Si nous considérons la pierre du point de vue de ses atomes, il n’y a plus ni pierre, ni terre, ni air, ni quoi que ce soit d’autre. Il n’y a plus que des atomes et donc une vision liée à une pensée exclusivement atomique du monde. C’est ce que nous dit la mécanique quantique. Les deux logiques de la pierre et de l’atome sont différentes parce que les deux mondes sont différents. L’un n’est pas déductible de l’autre. Si nous considérons la pierre, nous ne considérons plus les atomes. En changeant de dimension, nous devons changer de vision et non pas transposer l’une à l’autre ou déduire l’une de l’autre. En changeant de vision, nous changeons de dimension et par là même, de logique. Notre problématique humaine est de vouloir continuellement et de façon maladive mélanger des visions et des dimensions qui ne sont naturellement pas compatibles parce qu’elles appartiennent à des mondes différents.
Nous pensons que la création du monde – qu’elle soit physique pour les uns, ou métaphysique pour les autres – suit ou a suivi le même processus que celui que nous appliquons nous-mêmes lorsque nous créons artistiquement, artisanalement ou industriellement. Or, la création s’est faite ou est en train de se faire en une seule fois et d’un seul bloc. Mais nous ne pouvons la voir comme telle puisque non seulement, pour nous humains, elle se fait toujours dans l’espace et dans le temps. Et pour la simple et bonne raison que, d’autre part, nous sommes parties intégrantes de cette création et que nous ne pouvons l’appréhender que de l’intérieur. Seules, la fin du monde eschatologique ou cosmologique et la mort individuelle peuvent nous libérer de cette vision erronée de la causalité.
Dans l’instant présent, il n’y a plus de causalité parce qu’il n’y a ni passé, ni futur. Il n’est qu’un monde présent ; éternellement présent et donné dans sa totalité. Mais cela ne veut pas pour autant dire que ce monde soit absolument achevé. C’est une version du monde qui nous est donnée. Si nous continuons de creuser à l’infini la « matière » du monde ; le « corps » du monde ; nous trouverons à l’infini des rapports de causalité entre des composants chaque fois plus complexes et improbables. Il faut oublier cette voie ; cette méthode d’investigation qui ne mène nulle part. Du moins pour ce qui est de la connaissance, même si cette méthode s’est toujours avérée fructueuse mais aussi souvent dangereuse d’un point de vue pratique.
Ce n’est pas le point qui est l’essence du cercle. Pas davantage que la touche de couleur n’est l’essence du tableau. Il faut prendre du recul par rapport aux faits. Il faut s’en tenir au mouvement d’ensemble ; à la dynamique ; à l’ « intention » globale. Au même titre que l’embryogenèse opère par subdivisions quasi infinies d’un noyau ou d’une information primordiale ; de même, la cosmogénèse n’opère pas différemment. À la seule différence que l’enfant, le corps en devenir, prend forme par un apport continu de matière extérieure quand le cosmos contenait déjà toute la matière de son « corps » au premier instant.
Diviniser notre regard
Pour la plupart des physiciens, les constantes fondamentales de la nature et les conditions initiales qui ont permis l’apparition de la vie paraissent donc réglées avec une précision vertigineuse. Or, ces considérations sont toutes a posteriori. Ce ne sont pas les lois physiques qui font l’univers ; c’est l’univers qui se fait, et les lois viennent ensuite. Nous reconstituons une à une les parties d’un édifice qui s’est fait lui-même, d’un seul jet et naturellement. Comme le dit Bergson, nous prêtons à la nature les mêmes méthodes de constructions que celles que nous appliquons au sein de nos industries.
Il faut donc s’attacher à développer un regard global, unitaire. Ne pas détacher les choses, les êtres, les vies les unes des autres mais au contraire les intégrer comme le ferait un dieu digne de ce nom. Il faut diviniser notre regard en nous éloignant le plus possible du monde par l’imagination qui est ce que nous partageons avec les dieux.
Aucun grain de sable n’a conscience qu’il est une plage. Aucune feuille n’a conscience qu’elle est un arbre. Nous sommes davantage et plus encore que ce que nous pensons être. Parce que nous sommes parties intégrantes d’un processus, d’un mouvement d’ores et déjà achevé, mais dont nous ne pouvons appréhender la fin pas plus que le commencement à cause d’une simple différence d’échelle, de regard ou de vision. Parce que nous sommes parties prenantes, nous ne pouvons pas participer et regarder. Seul « Dieu » le peut parce qu’il est la synthèse de l’acteur et du spectateur. Parce que lui seul peut tour à tour ou simultanément passer de l’un à l’autre ; être l’un et l’autre. Plus justement, c’est parce qu’il est ce Principe qui peut être à la fois l’un et l’autre qu’il est ce que d’aucuns appellent Dieu.
Les implications de l’intrication
Or, l’idée d’un univers qui se comporterait comme un tout originel et indivisible fait petit à petit son chemin. Les expériences menées par Alain Aspect au début des années 80 dans le laboratoire d’optique de l’université d’Orsay vont dans ce sens. Ces expériences ont confirmé les calculs de la mécanique quantique. Lesquels postulaient que deux particules (photons ou électrons) ayant été en interaction conservaient un « lien » sous la forme d’une sorte de « communication » instantanée. Ce, quelle que soit la distance susceptible de les séparer. Ce phénomène porte le nom d’intrication quantique ou de non séparabilité. D’autres expériences menées par la suite par d’autres équipes ont confirmé les premiers résultats.
À partir de là, il n’est pas déraisonnable de supposer la présence d’une information rudimentaire de type binaire attachée à chaque particule de matière au moment du Big Bang (intrication originelle par définition). À partir de cet instant « t », chaque particule reste en lien pour toujours avec ses « sœurs siamoises » créant ainsi naturellement un premier Réseau Cosmologique d’Intrication Quantique. Nous avons donc, entre les forces en action (forces électromagnétiques, forces nucléaires fortes et faibles, gravitation…) et les quanta corrélés, une sorte d’univers composite fait d’une matrice (forces) et d’un renfort (le réseau d’informations quantique).
À l’instar d’une cellule embryonnaire durant la mitose (image forcément imparfaite), cet univers primordial va se subdiviser (sorte de mitose cosmologique), augmentant à chaque interaction son niveau de réification ; de condensation ; autrement dit de réalité. Il n’y a pas, bien sûr, d’observateur extérieur au processus. C’est l’interaction des particules entre elles qui valide et accrédite les processus enclenchés. Leur corrélation ou « mémoire commune » fera de l’univers son propre observateur. Par cette mitose de nature entropique, l’univers devient localement de plus en plus hétérogène. Il gagne en consistance ; en réalité, mais toujours par rapport à lui-même. Jamais par rapport à un hypothétique observateur extérieur. Dans sa structure quantique, il est inchangé ; toujours en potentialités. Ce sont les « choix » opérés par les interactions des particules qui vont créer des combinaisons. Lesquelles feront émerger des fluctuations quantiques un univers parmi tant d’autres possibles.
La notion de corrélation quantique n’est pas contradictoire avec les lois de la mécanique classique et de la relativité générale. Il s’agit de niveaux de lecture différents du réel. Ces interprétations ; ces représentations sont complémentaires les unes des autres et non pas antinomiques. Elles seraient contradictoires si nous continuions à envisager le réel comme un assemblage improbable de parties infinitésimales susceptibles, au hasard de leurs rencontres, de créer un « objet univers » tel que celui que nous connaissons. Or, cet objet, je l’ai déjà dit en début d’article, n’est pas une construction. Il est une unité qui, comme l’embryon, gagne en consistance et en réalité au fur et à mesure des multiples interactions entre ses constituants.
L’univers apprenant
Résumons-nous ! Nous aurions donc à l’origine un univers unifié, de nature ondulatoire représentant une somme d’informations et de potentialités susceptibles d’être actualisées. Une singularité au sein de ce premier substrat cosmologique homogène va initier la cosmogénèse. Les fluctuations quantiques vont intrinsèquement rester inchangées. Pour autant, les interactions successives – les échanges intenses et continus d’informations – entre les particules, vont initier des complexités qui ne sont que des complexités de « surface » ou apparentes. C'est-à-dire des expressions ou représentations d’une Information globale qui, sur le fond, reste inchangée. Chaque interaction entre particule ; chaque création à un niveau supérieur ; chaque complexité intégrée sont autant de tentatives renouvelées de réalisation. Après 13,7 milliards d’années d’évolution cosmique, les organismes biologiques et les sociétés perpétuent ce mouvement ascendant vers l’expression parfaite d’une Information sous-jacente. Erwin Schrödinger d’ailleurs, n’a pas été sans essayer de démontrer l’influence quantique au sein même du vivant par le biais de fluctuations fortuites de l’énergie vibratoire au cœur de certains « atomes directeurs » comme il les nomme, de la cellule germinative [Le chromosome][1].
Matière, espace et temps ne sont que les modalités d’expression et de représentation de cette Information. Ces dimensions sont donc inhérentes à la formulation du « message » ; pas à sa nature. Matière, espace et temps sont à la représentation cosmologique ce que les pixels, la gamme chromatique et la qualité du support sont à la photographie. L’information qui en émane n’a rien à voir avec la manière dont elle est exprimée. Pour autant, là où la comparaison ne tient plus, c’est que chaque « photographie » cosmologique ; chaque tentative de réalisation conserve la mémoire des réalisations précédentes. D’une certaine manière, l’univers apprend.
Ne prenons qu’un seul exemple, celui de nos existences individuelles. D’après le principe de non séparabilité et de corrélation des particules corroboré par les expériences dites d’Aspect ; les 1026 atomes constituant en moyenne chacun de nos corps seront susceptibles de rester en « contact » au-delà ou plutôt en deçà de l’espace et du temps. L’expérience que j’aurais incarnée à un instant « t » sera d’une certaine manière conservée au sein des « archives cosmologiques » ou quantiques. Une expérience – ici humaine et affective – viendra donc s’inscrire à la suite ou plutôt se superposer à l’ensemble de toutes les autres expériences déjà « vécues » et mémorisées en réseau par toutes les particules de mon corps avant qu’elles ne me donnent forme. Imaginons, si cela nous est possible, la quantité d’expériences susceptibles d’être stockées par les 1080 atomes constitutifs de l’univers. De même, si notre conscience est la résultante de la mise en réseau des cent milliards de neurones (1011 neurones) de notre cerveau, quelle pourrait être la nature d’une conscience consécutive à la mise en réseau de 1080 atomes ?
Tous les matins du monde
Comme une pièce de théâtre rejouée chaque soir différemment, l’univers lui-même ne semble pas opérer autrement. Chaque soir du monde, le rideau tombe sur la scène cosmologique. Les lumières s’éteignent une à une. Les bruits cessent, lentement étouffés par la nuit. Le silence et la froideur reprennent possession des lieux. Le théâtre se replie sur lui-même comme une fleur à la tombée du jour. Gardant pour toujours en son sein l’écho des rires, des pleurs, des émotions de toutes sortes partagées par un public jouant sa propre vie.
Chaque matin du monde les trois coups retentissent. Le rideau se lève à nouveau. Les acteurs regagnent un à un leur place sur la scène, prêts à rejouer leur rôle mais d’une manière chaque fois différente. Riches aussi de toutes les représentations précédentes et de ce qu’elles ont fait naître de vie, de sensations et d’émotions.
L’univers n’est pas autre chose. À chaque instant qui passe, il se succède à lui-même. Toujours plus complexe ; toujours plus réel ; toujours plus vivant. À la fin, le monde sera devenu pleinement conscient de lui-même. Un océan tranquillisé dont chaque goutte aura conscience de demeurer elle-même, selon l’expression de Pierre Teilhard de Chardin. Ce matin-là est encore à venir. À moins qu’il n’ait été le premier et le seul. Dans un cas comme dans l’autre, il est celui qui verra l’univers parfaitement achevé. Un univers ayant enfin atteint le summum de sa réalité. C'est-à-dire ayant réalisé la somme de tous les mondes possibles.
Sébastien Junca.
[1] Erwin Schrödinger, Qu’est-ce que la vie ? Christian Bourgois Éditeur, [1967] 1986, p 136.