À propos de la mortelle indifférence et des 1300 première pages du roman autobiographique de Karl Ove Knausgaard. De la beauté de la nature et des enfants. De la sainteté et du monde des femmes.
"L'indifférence est en fin de compte le plus grand des sept péchés capitaux car il est le seul à pécher contre la vie", écrit Knausgaard à la toute fin des 728 pages d'Un homme amoureux, rejoignant l'observation de Maurice Chappaz qui me déclarait, à la toute fin de sa vie, que l'inattention était le plus grand péché de notre époque.
Le mot "péché" sonne chrétien à nos oreilles et c'est très bien comme ça. Maurice Chappaz était un catholique pur alors que Knausgaard, très anticlérical en ses jeunes années, ne sait pas trop ce qui lui arrive lorsque, au baptême de sa fille, il se retrouve à communier avec les croyants, mais ce qui mobilise la même réaction chez les deux écrivains se résume en deux mots, s'agissant d'indifférence ou d'inattention: manque d'amour.
C'était hier jour d'équinoxe , j'ai marché sur le sable pour assister au miracle du lever du soleil en compagnie de trois pêcheurs silhouettés en noir pur sur le ciel bleu virant à l'orange tandis que le vieux beatnik qui m'avait suivi avec son chien hirsute s'était assis face à la mer dans la position du lotus; et quand le disque de feu est sorti de la mer pour nous inonder de lumière dans le vent tournant de l'aube, je me suis senti défaillir de tendresse pour la pauvre humanité victime de l'indifférence glaciale des puissants et l'inattention meurtrière des prédateurs.
Cette même tendresse, dénuée des trémolos convenus d'une sentimentalité moite de pure façade, imprègne le roman autobiographique de Knausgaard dont le miroir à deux faces se promène le long de notre vie en même temps qu'il reflète celle de l'auteur et des siens.
J'écris "roman" parce que la construction très élaborée dans l'espace et le temps, aux scènes admirablement dialoguées, de ce récit qui est littérairement beaucoup plus transposé qu'un ordinaire "récit de vie", relève bel et bien de la reconstruction romanesque tout en restant fidèle à ce qu'on dit le réel.
Lorsque la libraire France Rossier, il y a un mois de ca, m'a offert La mort d'un père en me parlant d'un "Proust norvégien", ce fut en remarquant que parfois l'on se demandait si Knausgaard n'affabulait pas tant ce qu'il raconte saisit par l'aspect quasi fantastique de ses évocations, telles la déchéance alcoolique du père avant sa mort ou la scène du premier accouchement de Linda.
Or je ne crois ni à l'invention ou à l'exagération du récit de Knausgaard ni moins encore à la prétendue recherche du scandale de l'auteur, dont l'immense succès, tout à fait imprévisible, a fait délirer certains commentateurs inattentifs bien plus que l'écrivain, qui sait le premier ce qu'un emballement de ce genre à de trompeur et de dérisoire au vu de la vraie littérature plus durable que le temps d'une mode ou d'un buzz sur les réseaux sociaux.
Un homme amoureux est-il le "chef-d'œuvre inexplicable", selon l'expression de David Caviglioli, annoncé par le bandeau publicitaire de l'édition française ? La question est de savoir ce qu'est "un chef-d'oeuvre inexplicable qui plus est magnétique et hypnotisant, selon les mêmes termes de notre fringant confrère de l'Obs qui compare par ailleurs la forme du livre à de la prose de blog cousue de clichés et sans aucune reconstruction littéraire.
Cette sympathique foutaises en dit long, même en mode enthousiastique, sur l'inattention supérieurement éclairée d'une certaine critique dans le vent bien intentionnée mais à court d'"explications "
Pour ma part, je n'irai pas jusqu'à comparer Un homme amoureux à cet autre "chef-d'œuvre" aussi mal foutu que difficile à "expliquer" que représente Les Frères Karamazov, cité à plusieurs reprises par Knausgaard, lequel serait le premier à vitupérer une telle comparaison tant il se juge peu de chose à côté des grandes œuvres littéraires. À un moment donné, appelé à donner deux conférences sur son "oeuvre" - les guillemets sont de lui -, il se demande d’ailleurs quels livres ont réllement compté en Norvège durant les trente dernières années précédant la parution des siens. Réponse: deux ou trois au max, alors qu'on a encensé des centaines de bouquins oubliés d'une rentrée à l'autre.
Nulle fausse humilité chez Knausgaard, et nulle blessure de vanité quand il prononce sa première conférence devant quatre personnes (la suivante en drainera quarante), mais une lucidité frottée d'honnêteté caractérisant ce protestant (le mot est de son ami Geir) dont l'innocence fait une espèce de saint (dixit Geir itou) dont les deux compères se rient de concert, ah, ah...
Chef-d'oeuvre ou pas: on s'en balance, s'agissant d’un roman autobiographique exprimant merveilleusement, et à chaque page, les émerveillements étroitement emmêlés aux emmerdements de la vie. Un jour de février, lors d'un séjour chez la mère de Linda, ex-actrice du théâtre national qui n'aime rien tant que de s'occuper de la petite Vanja, Karl Vve note ceci qui relève de l’épiphanie profane :
“Je regardai au loin. La luminosité du ciel était devenue plus mate. Inévitablement répartie dans le paysage, l’obscurité imminente était absorbée encore plus avidement par ce qui était déjà sombre, comme les arbres à l’orée du bois, leurs troncs et leurs branches étaient maintenant tout noirs. C’est sans combat, sans résistance et sans même pouvoir offrir un dernier embrasement que la faible lueur de février disparut dans une longue et imperceptible agonie, jusqu’à ce qu’il fasse nuit noire. Tout à coup un sentiment de bonheur”.
Cependant, un peu plus tard, le même Karl Ove sera fou de rage quand il découvrira que la même Ingrid picole en s'occupant de Vanja, etc.
Un homme amoureux est un roman d'amour et d'amitié (la relation avec Geir, bouclier humain à Bagdad et écrivain lui aussi, donne lieu à des scènes dialoguées d'une justesse sans faille) qui module tous les sentiments, fusionnels au début et plus conflictuels quand de la passion on passe à l'amour-tous-les-jours parfois plombé par les soins requis par un, puis deux, puis trois enfants, et voilà que tout va mal et que le père en fait plus qu'il n'en faut pour punir la mère de sa fatigue (alors qu'elle en fout moins que lui, c’est évident, non mais !) laquelle explose de son côté vu qu'elle n'attend de lui que de l'amour, etc.
Chef- d'œuvre ou pas, Un homme amoureux, plus encore que La mort d'un père , innove assurément par sa façon, tout à fait explicable, de restituer les temps alternés de la vie quotidienne et de la réflexion sur le sens de notre existence, avec un art consommé dont la fluidité et le naturel (apparent mais très travaillé) se combinent dans l'inflexion d'une voix unique qui filtre à merveille dans la traduction française plastique et musicale de Marie-Pierre Fiquet.
Bon mais c'est pas tout ça: faut maintenant aller prendre l'air - on avait pensé à Sète avec Lady L. qui marche pour l'instant le long de la plage "ou le sable est si fin", vaillante sur sa malléole en voie de réparation, et ce ne sera pas pour s'arrêter au cimetière marin, mais non: rien que la vie à Sète, et merde pour les sceptiques et la littérature aseptisée...