LUNDI 19 SEPTEMBRE
– Bonjour, madame Kervella.
– Ah, bonjour, professeur ! Vous revoilà enfin ! On commençait à désespérer de vous revoir un jour ! Ben dites donc, pour quelqu’un qui revient de vacances, vous n’avez pas bonne mine !
– Ben qu’est-ce que vous voulez ! J’étais si bien là où j’étais ! Mais ces salopes de vacances passent toujours trop vite : j’ai à peine eu le temps de me reposer vraiment que déjà il faut retrouver Sarkozy, Hollande, Valls, Le Pen, Trump, Daech et tous les autres parasites qui nous empoisonnent une existence déjà assez compliquée à l’état brut… Bref, à chaque retour de vacances, je me rappelle pourquoi j’étais parti !
– Qu’est-ce que vous voulez, professeur, on est tous logés à la même enseigne… Ne soyez pas amer, vous avez des choses positives en perspective : le nouveau bouquin de Mikaël Tygréat, que vous avez illustré, va vous donner de nouvelles occasions d’aller à la rencontre du public…
– Ben parlons-en : il y a une semaine, avec Mika, on était au Fort Montbarey, le mémorial de la résistance à Brest, pour faire des dédicaces, et il a fallu qu’un réac de la pire espèce vienne nous cisailler le moral ! Il nous a mis le grappin dessus pendant un quart d’heure et nous a déversé sa bouillie fasciste sans discontinuer : éloge des croisades, de l’inquisition, diabolisation des philosophes des Lumières, de la Franc-maçonnerie, des musulmans… Même Mikaël, qui est un garçon plutôt tolérant, perdait patience ! Alors imaginez pour moi : si je suis grossier, pas besoin de demander d’où ça vient !
– N’y pensez plus, dites-vous que ce sont les risques du métier ! Qu’est-ce que je vous sers ?
MARDI 20 SEPTEMBRE
– Une Guinness, s’il vous plait.
– Tiens, ça me rappelle : votre ami Douglas Hinton a sorti un nouveau disque, non ?
– Tout à fait, il s’appelle Start Anew : il y exprime sa soif de renouveau, de nouveau départ.
– Et vous vous y retrouvez ?
– Oh oui : moi aussi, j’espérais prendre un nouveau départ mais j’ai eu une entorse et ça m’a raccourci les ailes…
– Ah, d’accord : je comprends mieux pourquoi vous étiez si silencieux : quand on est assigné à résidence pour soigner un vilain bobo, pas facile de trouver des sujets d’inspiration…
– Puisque vous faites les questions et les réponses !
– Mais dites, vous avez dit « j’ai eu une entorse » : on ne dit pas « je me suis fait une entorse » ?
– J’essaie justement de mettre fin à cette habitude de langage que je trouve illogique : on ne « se fait » pas une entorse comme on se fait un tatouage ou une permanente : quand on dit que quelqu’un « s’est fait » une entorse, on met l’accent sur la responsabilité, réelle ou supposée, de ce quelqu’un dans ce qui est pourtant indépendant de sa volonté. Bref, on ajoute la culpabilité à la douleur physique…
MERCREDI 21 SEPTEMBRE
– Je n’avais pas vu les choses comme ça… Mais là, ce beau soleil, ça devrait vous remonter le moral ?
– Pas du tout : devoir passer la fin de l’été cloîtré à la maison, c’est déprimant… Et puis j’avoue que je n’aime pas trop le soleil d’automne…
– Vous n’êtes jamais content : en juillet, vous rouspétiez parce que vous manquiez de soleil !
– J’aime bien avoir du soleil en juillet, quand on commence à décrocher, mais pas en septembre, quand on reprend le travail !
– Enfin, professeur, vous savez bien qu’on ne choisit pas la météo !
– Je sais : je suis comme Yvon Étienne, ce grand poète régional : « les saisons m’empoisonnent, ce n’est jamais la bonne » ! Il y a des jours où j’en arrive à maudire l’existence de l’extérieur…
– Vous avez appris le divorce de Brad Pitt et Angelina Jolie ?
– Ouais : douze ans à supporter Angelina Jolie ! Brad Pitt est un saint !
– Quoi ? Vous ne fantasmez pas sur Angelina ?
– Alors là, pas du tout ! Les grosses lèvres, j’ai horreur de ça, je trouve ça vulgaire ! Et puis cette femme-là, elle me pompe !
– Oh ? Ah ben j’aurais jamais cru que vous aviez votre responsabilité dans leur divorce !
– Hin, hin, c’est malin ! Non, je veux dire qu’elle m’énerve : toujours à faire sa petite m’as-tu-vu-comme-je-suis-généreuse ! C’est facile, d’adopter des enfants à tour de bras quand on est soi-même une gosse de riche et qu’on gagne des millions de dollars en tournant dans des navets ! C’est facile aussi d’aller dans les pays du Tiers-monde quand on fait un métier moins crevant que le vôtre !
– Je ne vous le fais pas dire, mais laissez-lui ça : il n’y a quand même pas beaucoup de gens riches qui font ce qu’elles font !
– Parce que vous croyez qu’elle s’en occupe vraiment, de ses gosses ? Les stars, dès qu’elles ont un chiard, elles cirent sur les toits à quel point elles sont heureuses d’être mamans, mais elles « oublient » au passage que grâce aux armées de domestiques qu’elles peuvent entretenir, elles peuvent déléguer tout le sale boulot qui incombe habituellement aux mères et se réservent les avantages. Être riche, c’est se permettre de laisser la croute et de ne manger que la mie…
– C’est tout vous, ça : quand on vous montre une star, vous ne voyez que le riche…
– Pourquoi vous croyez que les riches ont inventé le star-system ? Pour se protéger ! Les pauvres n’oseront jamais prendre le risque de décapiter quelqu’un qui les a fait rêver sur grand ou petit écran ; imaginez une descente de pauvres dans une soirée organisée par Pinault ou Lagardère : le temps qu’ils se demandent s’ils oseront éventrer l’actrice ou le mannequin glamour qui les fait fantasmer, le maître de maison aura eu dix fois le temps d’appeler les forces de l’ordre…
JEUDI 22 SEPTEMBRE
– Toujours aussi mauvais esprit, professeur ! C’est comme ça qu’on vous aime… Et la polémique sur l’élection de Miss Italie, vous en pensez quoi ?
– Vous parlez de cette jeune femme qui fait une taille 46 et qui a été élue première dauphine ? Et bien je trouve ça absolument scandaleux ! C’est une faute de goût impardonnable !
– Je suis bien d’accord avec vous, c’est donner un mauvais exemple aux jeunes !
– Ben oui : cette jeune fille aurait dû être première !
– Pardon ?
– J’ai vu ses photos, elle est absolument ravissante, bien plus que la poupée Barbie qui a gagné le titre : étonnez-vous après ça que des jeunes filles sombrent dans l’anorexie !
– Hum ! Vous prenez ça à cœur, mais vous, les concours de Miss, vous trouvez ça débile, il me semble ?
– Et alors ? Pourquoi une ronde n’aurait-elle pas droit d’être une pouffe comme les autres ?
– Puisqu’on parle de l’Italie, vous en pensez quoi, de la maire de Rome qui refuse les Jeux Olympiques dans sa ville ?
– Alors là, j’ai sauté de joie en apprenant la nouvelle ! Enfin une élue qui refuse de faire des courbettes devant les badernes fascistes et aristocratiques du CIO ! Enfin une élue qui reconnait publiquement que l’organisation des J.O. est une plaie pour la ville qui les accueille ! Des années que j’attendais ça, un maire qui secoue le joug du sport-spectacle, cet opium du peuple, cet allié historique de toutes les dictatures et du capitalisme sauvage !
– Oh, du calme ! Elle n’est quand même pas si formidable, cette jeune maire de Rome : depuis son entrée en fonction, elle cultive l’amateurisme !
– Les médias à la botte des grands groupes mettent l’accent sur toutes les maladresses du mouvement 5 étoiles pour le discréditer : ce qui a séduit les électeurs, c’est justement le fait qu’il n’est pas composé de ces professionnels de la politique dont plus personne ne veut. Il est donc normal que leurs débuts soient difficiles : la maire de Rome en a sûrement conscience et c’est justement pour ça qu’elle ne s’alourdit pas une tâche déjà ardue en s’encombrant d’un aimant à emmerdes de l’ampleur des jeux olympiques !
– Je ne vous comprends pas : ce mouvement n’est pas vraiment net sur le plan politique et cette jeune maire est quand même une catholique revendiquée…
– Je sais, mais elle est tellement jolie !
– Ah, d’accord… Pour être professeur, vous n’en êtes pas moins homme !
VENDREDI 23 SEPTEMBRE
– Revenons en France : Sarkozy qui brame que les Gaulois sont nos ancêtres, ça ne vous indigne pas ?
– Non, ça me fait rire. Ceux qui soutiennent mordicus que les Français descendent des Gaulois, donc de païens, sont souvent les mêmes qui nous épluchent les oreilles avec les « racines chrétiennes de la France » ! Il faudrait savoir ! Les discours identitaires sont des nids de contradictions et de contresens !
– En tout cas, vous ne pourrez pas faire de reproches à monsieur Juppé qui fait preuve de hauteur de vue en refusant de rentrer dans cette polémique bidon !
– Mais madame Kervella, vous croyez vraiment que les politiciens pensent la moitié de ce qu’ils disent ? Ça fait des lustres qu’ils se content de répéter comme des perroquets des discours que leurs conseillers en communication leur écrivent sur mesure ! Pourquoi leurs paroles ne sont jamais conformes à leurs actes, d’après vous ? Sarkozy puise dans le fond de commerce identitaire qui avait fait son succès autrefois, alors évidemment, c’est facile pour Juppé d’en profiter pour peaufiner son image de vieux sage gaucho-compatible, mais tout ça, c’est de la com’ pure et simple !
– Un qui ne s’embarrasse pas de com’, en tout cas, c’est Cohn-Bendit !
– Ben tiens : il n’a rien à perdre, il ne peut pas se présenter en France ! Alors c’est facile pour lui de juger ce qui se passe chez nous et de donner des solutions définitives ! Quand je l’avais entendu réclamer la proportionnelle, quitte à revoir le FN entrer en masse à l’Assemblée, j’avais déjà tiqué : quand je mets dans la balance les vies humaines qui seraient immanquablement menacées et son idéal démocratique frelaté, je n’hésite pas longtemps ! Si c’est la justice d’envoyer mes amis dans des camps de concentration, alors je préfère mes amis à la justice ! Et quand j’entends le même Cohn-Bendit faire appel à Macron pour éviter un second tour Le Pen-Sarkozy, je me dis que la vieillesse est vraiment un naufrage : à voir ce que Dany le rouge est devenu, on n’a pas envie de se révolter ! Et quand on voit Macron, on se dit que Cohn-Bendit et ses petits copains avaient fait mai 68 pour éviter à la jeunesse de devenir ce qu’elle est devenue…
SAMEDI 24 – DIMANCHE 25 SEPTEMBRE
– Hum ! C’est la Guinness qui vous rend amer comme ça ?
– …
– Je vous remets ça ?
– Non, il faut que je vous quitte, je vais à la foire Saint-Michel.
– Ah, ça n’a pas été annulé ?
– Non, mais il n’y a que les enfants qui ont le droit de déballer.
– Bah ? C’est idiot ! À ce tarif-là, autant annuler carrément toute la foire ! Les terroristes ne vont pas se mettre à avoir pitié de nos enfants !
– Je ne vous le fais pas dire ! Mais si vous croyez qu’un préfet, un ministre ou un chef d’État en a quelque chose à cirer de notre sécurité ! Pour ces messieurs, la vie du citoyen de base, c’est de la merde ! Mais la peur des attentats leur fournit un prétexte en béton armé pour rogner nos libertés : ils ne supportent pas de nous voir nous amuser comme nous l’entendons, puisque c’est ainsi que nous échappons à leur contrôle ! Alors une bonne petite psychose pour nous forcer à rester devant la télé, quelle aubaine pour eux !
– Vous êtes quand même sorti, preuve qu’il y en a qui feront toujours de la résistance !
– …
– C’est tout vous ça : dès qu’on vous complimente, vous ne savez plus quoi dire !
– Allez, à la semaine prochaine, madame Kervella !