Pour tout dire (41)

Publié le 01 octobre 2016 par Jlk


À propos du temps de l'enfance si court et si long. De la lecture automobile et de ses modalités. Des retours nocturnes et des encombrements diurnes. Une sentence d'Ibsen et le portrait du monstre.


Nos voyages sont plus courts de se faire en lisant. Avec Lady L., qui conduit au motif qu'elle est une invivable copilote, nous avons fait des milliers de kilomètres, ces dernières années, parcourus en un temps à la fois raccourci et dilaté par les milliers de pages que je nous ai lues à haute voix ; et ce jour de retour de la mer, plus précisément: de passages du Jeune homme de Karl Ove Knausgaard et d'un long chapitre du Grand mensonge des intellectuels de Paul Johnson, consacré à un monstre sacré du théâtre européen - qui fut un monstre tout court en tant qu'être humain -, en la personne du dramaturge norvégien Henrik Ibsen.


Évoquant le temps de l'enfance, l'auteur de Jeune homme écrit ceci qui rappellera sans doute à chacun une double réalité vécue: « Le temps ne s’écoule jamais aussi vite que pendant l’enfance, jamais une heure n’est aussi courte que dans ces années-là. Toute les possibilités sont ouvertes, on court tantôt par-ci, tantôt par-là, on fait tantôt ceci, tantôt cela, et puis sans qu’on s’en aperçoive, le soir est tombé, on se retrouve dans la pénombre, stoppé par le temps comme une barrière devant soi : oh non, il est déjà neuf heures ? Mais pareillement, le temps ne s’écoule jamais aussi lentement que pendant l’enfance, jamais non plus une heure ne dure aussi longtemps que dans ces années-là »…


Lorsque nous descendions à la mer avec nos filles encore petites, il y a plus de vingt-cinq ans de ça, nous divisions l'incommensurable distance, pour elles, des quelque six cent kilomètres à parcourir, en sections représentées, sur la carte, par un stylo, trois stylos représentant la mi-parcours, du côté de Valence. De fait autant que le temps, l'espace de l'enfance est élastique...
Or notre retour de la mer sans les enfants, en ce vendredi de notables engorgements autoroutiers, nous a paru plus long que l'aller, mais une fois de plus la lecture aura eu cet effet de raccourci et un écho particulier lorsque j'en vins à cette autre page de Jeune homme évoquant les retours nocturnes des sorties dominicales de la famille du petit Karl Ove, où l'obscurité semblait au contraire rétrécir la distance: « Bizarrement, le retour était toujours plus rapide que aller. J’adorais rouler la nuit, le tableau de bord lumineux, les voix atténuées à l‘avant, le halo des lampadaires sous lesquels on passait et qui déferlait sur nous comme autant de vagues de lumière, les longues portions de route toute noire qui surgissaient de temps à autre où toit ce qu’on voyait, tout ce qui existait se réduisait à lasphalte dans la lumière de sphares et au fragmet de paysage éclairé dans les virages. Soudain des frondaisons, soudain des rochers, soudain des baies. Et puis il y avait toujours un plaisir particulier à rentrer à la maison la nuit, le crissement de nos pas sur le gravier, le claquement desportières, le tintement du trousseau de clés et la lumière qui s’allume dans le vestibule, révélant la présence des objets familiers », etc.

 

Certains textes sont mieux appropriés à la lecture automobile que d'autres, soit par leur limpidité narrative ou leur tension dramatique , soit encore par le relief de telle situation où de tel personnage, et pour ne pas quitter la Norvège j'avais prévu de nous lire aujourd'hui , en écho à une sentence d'Ibsen cité par le père de Knausgaard à propos d'un match de foot perdu par son équipe favorite (« On ne possède réellement que ce qu'on a perdu »), le portrait calamiteux de l'homme Ibsen, monstre de vanité et d'égocentrisme qui incarna exactement le contraire de tout ce qu'il avait défendu dans ses pièces visant (notamment) à l'émancipation des femmes et à la lutte de l’individu contre l'oppression politique, sociale ou morale: un despote familial et un sinistre mendiant d'honneurs et de médailles (il avait une passion des décorations poussée jusqu'au ridicule), doublé d'un avare sordide qui traita ses parents, l'un de ses fils illégitime et la mère de celui-ci, entre autres, avec un manque de coeur aussi stupéfiant que son génie et son aura de prophète « ami du genre humain ».


À ce propos, l'on a pu lire dans les médias que Knausgaard aussi, dans son autobiographie , aurait malmené les siens au point de susciter la fronde publique de certains membres de sa famille. Or ce qui frappe au contraire, à la lecture des trois premiers volumes traduits qui nous sont accessibles, c'est l'absence totale de dureté de coeur et d'aucune malveillance manifestée à l'égard de ses proches - même si la déchéance finale de son père ou les moments parfois difficiles de sa vie conjugale sont rapportés avec précision -, dans un climat affectif rendu avec une sensibilité remarquable. Knausgaard n’a certes pas le génie d’un Ibsen, mais on irait en vacances avec celui-là plus volontiers qu’avec celui-ci…


Bien entendu, comme il en va d'un Rousseau ou d'un Brecht, d'un Shelley ou d'un Marx, d’un Tolstoï ou d’un Hemingway, autres monstres avérés en leur vie privée, tels que les portraiture Paul Johnson sur la base d’une très solide documentation, les travers de l'homme n'éclipsent en rien l'apport intellectuel et artistique de ce Titan au lugubre faciès que fut l’auteur de Peer Gynt ou du Canard sauvage, de La Maison de poupée ou des Revenants, entre autre chefs-d’œuvre de la scène, mais certaines vérités « trop humaines » sont parfois bonnes à rappeler quitte à perdre un peu de ce qu’on croit posséder…


Paul Johnson. Le grand mensonge des intellectuels. Vices privés et vertus publiques. Robert Laffont. 1993, 361p.

Peinture: Robert Indermaur.