À propos de la monstruosité du réel et de la difficulté de réparer des sacs de patates avec des fils de soie. Souvenir d'un congrès d'écrivains à Dubrovnik en 1993. Comment Quentin Mouron a tenté de réparer la nuisette immaculée de la littérature romande avec du fil de jute de sac de patates. Que Tchékhov et quelques femmes de bon sens peuvent aider à calmer le jeu. Une révérence finale d'Erri De Luca...
La réalité de notre vie, et beaucoup par la faute de notre drôle d'espèce, est d'une monstruosité accablante si l'on s'en tient aux derniers rugissements des dinosaures avant la glaciation ou aux nouvelles nous provenant ce matin d'Alep et prochainement de Mossoul.
L'horreur est partiellement constitutive du réel, et la littérature doit en rendre compte autant que dela transparence diaprée des ailes de libellules ou de la vue apaisante d'un enfant qui dort. Le problème est de trouver les mots pour le dire.
Dans la littérature française du XXe siècle, un Louis- Ferdinand Céline y est parvenu au fil d'extraordinaires pages évoquant la guerre, donnant du galon stylistique à ce qu'un Guido Ceronetti, à son propos, appelait le fantastique social. On peut vomir les pamphlets antisémites de Céline, relevant de son TOUT DIRE porté au délire paranoiaque, mais ses visions de témoin épique du désastre restent incomparables, et l'on mesure l'affadissement terrible d'une certaine critique faisant la fine bouche devant l'intrusion du réel dans le roman contemporain (le même Céline idiotement taxé de "populiste" dans une polémique franco-française débile) alors que
la réalité - toute la réalité - est au fondement même de toute expression humaine.
En 1993, en pleine guerre en ex-Yougoslave, je me trouvais à Dubrovnik, assistant à un congrès d'écrivains où Alain Finkielkraut , accueilli comme un héros par les Croates, s'exprima en messager des lumières françaises. Or je me souviens de l'image saisissante qui fut utilisée par l'auteur croate Vlado Gotovac à propos de ce beau discours, ramenant celui-ci à un fil de soie au moyen duquel on ravauderait un sac de patates...
Durant le même congrès du PEN-club, j'entendis nos chers confrères croates vitupérer en bloc la littérature serbe, typique produit de la barbarie selon eux, sans autres arguments qu'idéologiques et nationalistes. Le but caché du congrès était d'ailleurs d'exclure la section serbe du PEN (instance internationale visant à la défense de la liberté des gens de plume...), comme la section allemande avait été exclue à l'époque du nazisme, mais l'opération échoua finalement au dam des manipulateurs idéologues.
Au fil d'une confusion sémantique à la fois irrecevable et significative, Céline â été taxé, par Charles Dantzig, l'initiateur de la polémique susmentionnée, de fourrier d'un prétendu nouveau "populisme" littéraire. Or j'ai beau apprécier énormément plusieurs des livres de Dantzig, monuments d'érudition joyeuse et de formidable fantaisie: ce qu'il écrit de Céline, comme ce qu'il écrit d'un Dostoïevski ou d'un Jules Romains, fait décidément faufil de soie sur sacs de patates, et ce d'autant plus que la littérature populiste française, illustrée par de grands livres, tel Le sang noir de Louis Guilloux, et perpétuée par un prix littéraire qui a couronné d'autres romans remarquables, comme Le Faubourg des coups-de-trique d'Alain Gerber, n'a rien à voir avec le populisme politique plombant plus ou moins les pays européens.
Aux yeux de Pierre Assouline, autre critique français appréciable à bien des égards, et qui n'a jamais prétendu qu'un Simenon fût "populiste" à sa façon, ce qui pourrait se défendre mieux que dans le cas de Céline, l'écrivain norvégien Karl Ove Knausgaard pécherait lui aussi par manque de finesse stylistique, écrivant en somme comme un sac de patates !
Plus proche de nous, le jeune auteur Quentin Mouron s'est déchaîné, il y a quelques années, contre une certaine littérature romande par trop exsangue selon son protagoniste éditeur détestant les auteurs à l'exception de Proust, dans un petit roman intitulé La Combustion humaine (Olivier Morattel, 2014) qui aurait pu être plus percutant et pertinent s'il avait été mieux fagoté dans sa texture de fil de jute de sac de patates, etc.
Quentin, malgré diverses gesticulations juvéniles, est l'un des rares écrivains sérieux de sa génération de Bisounours, dont on peut attendre beaucoup: il a de la bête et du fruit, la rage au coeur et de l'amour non sentimental à revendre; et puis il pense et il a la papatte. En lisant Knausgaard, j'ai souvent pensé à celui de ses livres que je préfère, travaillant le réel au corps avec une sorte de grâce que traduit son seul titre: Notre-Dame-de-la-Merci, paru chez Olivier Morattel en 2012.
Cher Quentin, chères petites connes et chers petits cons, (tout jeune auteur est un petit con, m'a répété mon miroir jusque vers l'âge de 33, voire de 66 ans) qui prétendez écrire: lisez les Conseils à un écrivain de Tchékhov et soyez attentifs au bon sens supérieur des bonnes femmes, soeurs Courage et mères supérieures qui ont les pieds sur terre et de la bonté plein le regard.
C'est cependant un écrivain, dont l'oeuvre est aussi pétrie de réel que de poésie, qu'il faut citer enfin, en la personne d'Erri De Luca, dans un texte intitulé Guernica, Naples, Belgrade, tiré de Le plus et le moins (Gallimard, 2016): "J'étais à Belgrade pendant le printemps des bombardements de 1999, arrivé la nuit de Hongrie dans une camionnette. C'était pour moi un devoir de déserter mon pays qui faisait décoller de ses pistes les bombardements aériens. Le vingtième siècle se terminait au son de la sirène d'alarme. Je l'entendis arriver cette nuit-là, je la reconnus, telle qu'entendue à travers les voix des femmes de Naples. La tonalité, l'étendue, l'aigu: c'était la même. La sirène d'alarme de Belgrade, en cette nuit d'avril sans aucune lumière allumée, imitait la voix des femmes de Naples, gravée en haute fidélité dans leurs cauchemars. Elles se la racontaient pour la réduire à une histoire. La voix humaine est la seule thérapie qui sache le faire".