À propos du marcheur-écrivain-ingénieur Daniel de Roulet, le plus suisse des écrivains romands. De La couleur des jours et de la Commedia de Dante. À l'auberge avec Robert Walser.
La dernière marche de Daniel de Roulet, transversale, combine la traversée de la Suisse pedibus en treize étapes et la lecture de treize (voire bien plus) livres de plus ou moins illustres auteurs plus ou moins suisses, de Rousseau à Tolstoï en passant par Dürrenmatt et le vacher du Toggenbourg Uli Bräker, notamment. La journée, Daniel le marcheur marche dans sa tenue bleue de coureur de fond, et le soir il se plonge dans un bouquin après avoir savouré un souper Suisse - en Suisse on dit souper pour dîner...
La série s'intitule La suisse de travers et a paru récemment dans La couleur des jours, publication sur papier journal à laquelle Daniel de Roulet m'a gracieusement abonné et que je découvre avec le plus vif intérêt, merci compère.
On sait que le poète latin Virgile compte pour beaucoup dans la marche, de l'enfer au paradis, de son confrère toscan Dante Alighieri, au titre de guide tantôt très tendre et tantôt très sévère. Tout autre était La relation nouée entre le poète bernois Robert Walser et le journaliste zurichois Carl Seelig, lequel a transcrit leurs conversations de marcheurs à travers la campagne dans un inappréciable petit livre intitulé Promenades avec Robert Walser, où il est question de Tolstoï et de Gottfried Keller entre un dîner (en Suisse le déjeuner français se dit dîner) et un souper en quelque auberge Suisse point encore notée par TripAdvisor. D'une façon analogue, le pied léger, Daniel de Roulet fait parler ses compagnons de route aussi vivants que le restent leurs écrits.
"Je ne puis méditer qu'en marchant" disait ainsi Rousseau, qui accompagne notre marcheur de Blonay à Charmey via le lac des Joncs et Plan Francey, ce qui fait une sacrée trotte quasiment sous nos fenêtres et à travers les monts et vaux de nos enfances skieuses (aux Paccots) ou toujours portées sur le chocolat (évoqué à l'étape de Broc suivant celle de Gruyères) , et Rousseau de préciser "sitôt que je m'arrête, je ne pense plus, et ma tête ne va qu'avec mes pieds ".
Je ne sais plus qui a remarqué, avec une partielle justesse, que La littérature romande sortait de La 5e promenade du Rêveur solitaire, du côté du romantisme allemand frotté de lumière lémanique (la prose poétique d'un Gustave Roud ou d'un Jaccottet en sont les meilleurs exemples avant Chessex et Chappaz ), mais nos écrivains plus récents, à commencer par De Roulet, se sont bien éloignés des métaphysiques naturelles et de la mélancolique contemplation. La littérature n'est d'ailleurs intéressante qu'à contre-cliché, et ce qui vaut pour la Suisse réelle, mille fois plus intéressante que ce qu'on en dit le plus souvent un peu partout, s'applique aussi à ses écrivains et ses artistes les plus originaux .
Daniel de Roulet entreprend son périple de Genève à la clinique psychiatrique de Begnins pour évoquer le souvenir déchirant de la fin d'Annemarie Schwarzenbach, figure emblématique de l'écrivain-artiste fuyant sa couveuse de fille de patriciens zurichois dans la bohème européenne de haut vol, la drogue et le voyage.
Échappée du bunker idéologique que défendra plus tard son cousin xénophobe James Schwarzenbach, inspirateur direct de l'actuel milliardaire populiste Christoph Blocher, l'auteure de La vallée heureuse (1940) préfigure la rupture abri-bourgeoise des années 69, proche d'une Ella Maillart ou d'un Nicolas Bouvier. Au demeurant, cette Suisse-là ne se borne pas non plus au nouveau cliché de l'écrivain-voyageur à la mode genre touriste esthète ou bourlingueur se la jouant Cendrars via easy jet.
En revanche, comme le souligne bien Daniel de Roulet, la façon terrifiante dont Annemarie Schwarzenbach fut livrée, par sa propre mère, aux bons soins des psychiatres, notamment à coups d’électrochocs, avant d’être pour ainsi dire euthanasiée, constitue une métaphore du soft goulag helvétique préfigurant la sombre confession d’un Fritz Zorn dans Mars...
La marche de Daniel de Roulet est intéressante en cela qu'elle se nourrit de multiples curiosités rétrospectives ou présentes, où le sens pratique de l'ingénieur-architecte le dispute à la sensibilité de l'humaniste cultivé - mélange très Suisse là encore.
Je note ces impressions en une région où Hemingway à fait de la luge en hiver et chassé la loutre en été, à l'aplomb d'un val où il a écrit la fin de L'Adieu aux armes. Daniel de Roulet aurait pu faire un bout de chemin avec lui ou chasser les papillons de nos prairies avec Vladimir Nabokov, alors que c'est du côté de Lucerne qu'il a retrouvé un Tolstoï à la fois émerveillé par la somptueuse nature et jugeant sévèrement les riches touristes anglais transformant l'indigène en larbin ...
Comme il y a des décennies que je pratique ma propre Suisse en zigzags, seul ou en chère compagnie, le parcours de Daniel de Roulet m'est un chemin de traverse de plus, le long duquel se multiplieront les lectures et les rencontres de notre TOUT DIRE partagé - ces premières notes en appelleront donc sans doute bien d’autres....