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Par tout dire (54)

Publié le 13 octobre 2016 par Jlk

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À propos d'une jeune fille tabassée pour délit de lecture. Stefan Zweig et Marivaux chez les Bougnoules. L'écriture d'immersion et de libération de Magyd Cherfi et de Max Lobe. De la ressemblance humaine.

Y a-t-il pire mal (haram) pour une jeune fille que d'être surprise en train de lire un livre ? Pour le père et le frère de Bija, la réponse est non, et le seul moyen de l'en empêcher, après lui avoir arraché ce maudit bouquin des mains, sera de lui arracher les yeux.
Lorsque Bija surgit, le visage en sang, devant ses camarades de la cité, ceux-ci se doutent illico qu'elle vient de se faire tabasser par son père ou son frère, ou les deux, mais le motif de ce quasi massacre auquel les yeux de la belle ont à peine échappé les éberlue tout de même : à savoir que Bija s'est fait choper en train de lire Vingt-quatre heures de la vie d'une femme de Stefan Zweig, découvert sur vive recommandation de son ami Magyd.

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Et le même Magyd Cherfi de raconter, dans le formidable récit de ses jeunes années dans la banlieue nord de Toulouse , dont les observations relèvent d'un Zola zonard: "Un jour de malheur je lui avais parlé d'un livre démoniaque de Zweig (...) qui raconte l'histoire d'une bourgeoise à qui rien ne manque et qui abandonne tout pour vivre l'amour qu'elle croit vrai et le temps de vingt-quatre heures elle finit par tout perdre.
"Mon récit l'avait envoûtée et elle n'avait pu résister davantage. Ensuite ils l'ont surprise l'objet entre les mains et après s'être concertés, les deux bourreaux se sont mis en tête de lui arracher les yeux, d'où cette peau pendante des sourcils à la joue"...
Et Bija de rire, dans son lit d'hôpital , après avoir raconté ça: "Quand ils m'ont attrapée j'avais fini le livre alors je pouvais mourir". Et Magyd d'ajouter: "J'ai maudit cette illusion de croire qu'un livre vous sauve, un livre quartier nord ça vous écourte le passage sur terre."
Sur quoi l'écrivain évoque la situation de sa mère, Algérienne farouche descendue contre son gré de ses montagnes pour rejoindre son mari installé en France; mais au préalable il a exprimé la révolte des jeunes de la cité confrontés au visage ensanglanté de Bija:"La frayeur un instant effaça les sexes, toutes les différences supposées entre filles et garçons. Nous n'étions qu'un éboulis de coeur brisés. La rage à déferlé dans mon coeur".


"- Putains d'Arabes, et de bougnoules ! Je vous hais et vomis tout ce qui me lie à vous, je conspue votre race de dégénérés sans âme, je vous encule même et vous renvoie à l'Empire qui vous a vus courber l'échine et léché le pied du maître".
Est-ce à dire que Magyd Cherfi, avec ces injures grossières, vienne grossir les rangs des casseurs de bougnoules du Front National ? Ce serait ne rien comprendre à son travail d'écrivain, tiraillé entre deux cultures et choisissant de n'en rejeter aucune, que de le prétendre. À cet égard, Ma part de Gaulois illustre par excellence un effort de compréhension de la complexité des situations enchevêtrées du monde actuel, à l'écart de toute idéologie et à l'écoute des gens. Par delà la profusion des observations captées sur le terrain, son récit épate par la vivacité inventive de son écriture, sa drôlerie et son raffinement.

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Animateur de théâtre et engagé dans le soutien scolaire des enfants de sa cité, Magyd évoque des situations qui rappellent le film mémorable intitulé L'esquive, décrivant la préparation d'une pièce de Marivaux dans une banlieue parisienne
Magyd Cherfi est un conteur bien plus qu'un témoin sociologisant, dont la truculence et la musicalité des dialogues, ou le sens tragi-comique des situations, rappelle pas mal d'autres auteurs des "périphéries" francophones , dont les plus en vue sont aujourd'hui un Alain Mabanckou ou un Dany Laferrière, ou, plus près de nous, le jeune Bantou Max Lobe dont les trois premiers romans expriment le même type de schizophrénie culturelle dépassée par l'intelligence non dogmatique et le talent poético-théâtral du griot.

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Même loin des banlieues, cette littérature nous concerne car elle nous ouvre les yeux sur une réalité perçue par la peau et le coeur, tout en revitalisant notre langue commune. Rien d'académique en cela, et "nos " jeunes écrivains feraient bien d'y aller voir de plus près.
De fait, le livre qui fait pisser le sang de Bija peut aussi aider celle-ci à mieux se défendre, quels que soient les doutes momentanés de Magyd Cherfi.

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Ma part de Gaulois coïncide enfin avec les années précédant le bac, obtenu par Magyd grâce à l'insistance obsessionnelle et parfois " grave chiante" de sa mère, tandis que la gauche se prépare à la victoire de Mitterrand. Or ce qu'on découvre dans la foulée est que cette perspective est d'abord très redoutée des banlieues maghrébines, tant le souvenir de l'ancien ministre est entaché de sang algérien. Mais ce qui ressort surtout du récit de Magyd tient à sa position personnelle indépendante, en contraste avec celle de son ami marxisant Samir. Une fois de plus, j'y trouve un écho à la méfiance de mon cher Tchékhov à l'endroit des formules toutes faites de l'idéologie et des raccourcis ravageurs ou mensongers de la politique.
Parlant de sa mère et de son père, Magyd Cherfi nous ramène à la ressemblance humaine. Je n'ai pas besoin de demander à mon ami Max le Bantou qu'elle est sa part d'Helvète: ses livres plaident pour lui mieux qu'un passeport...


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