Pour tout dire (60)

Publié le 19 octobre 2016 par Jlk

 

À propos de l’expérience polonaise de Jean Soler, des vues prémonitoires de Charles de Gaulle sur la Pologne et le futur d’Israël, et de l’injustice faite par le film Shoah aux Justes polonais. Sur les vues pénétrante d’Amos Oz dans son dernier roman Judas.


Lorsque, en l'année 1966, nous avons passé la frontière séparant l'Allemagne de l'Est et la Pologne, un compère et moi, à bord d'une 2CV cabossée que nos amis polonais baptiseraient Brzydula (qualificatif désignant un tas de ferraille) , il nous sembla passer de la grisaille carcérale d'un État policier - sur la seule observation des sinistres Vopos - à une terre plus humaine figurée par l'accueil débonnaire des jeunes douaniers polonais.
La Pologne communiste de l'époque était censée présenter, à nos yeux d'étudiants candides, l'un des "visages humains" du socialisme, dont nous découvririons bientôt quelques aspects moins radieux, mais la famille de l'ami de mon compère, qui l'avait connu à un championnat d'aviron , nous fit le meilleur accueil avant même la découverte de la bouillonnante vie artistique polonaise qui nous sembla tellement plus vivante que la nôtre...

Or à la même époque, au Centre culturel français de Varsovie, un prof de littérature trentenaire du nom de Jean Soler contribuait, avec ferveur, aux échanges des cultures française et polonaise auxquels le général De Gaulle tenait profondément, fort d'une expérience personnelle remontant aux lendemains de la Grande Guerre où, capitaine, il avait participé à la lutte pour l'indépendance polonaise contre l'Armée rouge.
Le bel hommage au visionnaire De Gaulle, de la part d'un jeune lettré qui était alors plutôt de gauche, salue la visite du grand homme à Varsovie où , en termes à peine voilés, il souhaitait l'émancipation de la Pologne, habituée aux occupations, de la lourde sujétion soviétique; discours qui fit son regain de popularité en Pologne et dont il servit une tout autre mouture non moins prémonitoire aux Israéliens, en 1968 quand, après la guerre des six jours qu'il avait vivement déconseillée, il osa dire aux Israéliens "victorieux" qu'ils s'engageaient dans un cycle "d'occupation, d'oppression, de répression, d'expulsion" qui n'en finirait pas.

Reconnaissant en De Gaulle le personnage le plus authentiquement génial qu'il eut jamais rencontré, Jean Soler allait en vérifier la lucidité sur le terrain puisque, en 1968 et à son grand déplaisir, lui qui préparait un film à Varsovie tout en multipliant de passionnants échanges (il monta ainsi Ionesco au théâtre avec ses étudiants), fut soudain nommé conseiller culturel à Tel Aviv.
Jean Soler s'est fait connaître, ces dernières années, par des livres traitant des trois religions monothéistes dont il a pointé les aspects conflictuels fondamentaux (notamment dans La violence monothéiste) avant d'attaquer plus frontalement le personnage de Dieu (Qui est Dieu ?) avec un succès amplifié par le soutien de Michel Onfray et l'emballement d'une polémique l'assimilant à un antisémite.
À ce propos, son expérience polonaise personnelle lui permet, dans les "mémoires" que constitue ce nouveau livre, de rendre justice aux 6500 Justes polonais non-Juifs signalés au mémorial de Yad Vachem, à Jérusalem , au nombre desquels figure le poète et Nobel de littérature Czeslaw Milosz.
Pointant l'injustice ou la myopie de Claude Lanzmann dans son film Shoah, qui fait croire que les Polonais ont massivement collaboré à l'extermination des Juifs, Jean Soler rétablit la vérité selon laquelle les Polonais ont souffert des nazis (et ensuite des Soviétiques) autant que les Juifs, avec plus de 2 millions de morts et une résistance effective dont témoigne notamment le film Kanal de Wajda, consacré à l'insurrection de Varsovie fatale à 170.000 Polonais et à la destruction de leur capitale.

J'ai fait moi-même l'expérience, à la sortie de Shoah, dont j'ai rendu compte dans le quotidien romand Le Matin en relevant, précisément cette scandaleuse injustice - non sans souligner les grands mérites de ce film - du fait qu'on ne pouvait critiquer un objet de culture juif sans être taxé d'antisémitisme. A contrario, j'ai aussi remarqué que dire du bien d'un objet de culture israélien pouvait passer pour un parti pris sioniste. Et comment, alors, résister à là foutaise de ces partis pris idéologico-politiques, sinon par l'examen loyal des seuls faits ?


Jean Soler : “Il n’est pas question pour autant de nier ou d’excuser l’antisémitisme présent dans certains milieux polonais, ni les pogroms qui ont visé les Juifs. Mais il convient de replacer ces faits dans leur contexte historique. La Pologne était, de tous les pays, celui qui hébergeait le plus grand nombre de Juifs. Ils n’y étaient pas si malheureux, sinon ils seraient partis. Aucune loi ne les contraignait à rester. Dans les romans d’Isaac Bashevis Singer, prix Nobel de littérature pour une oeuvre, écrite en yiddish, qui retrace la vie quotidienne des Juifs en Pologne avant la Shoah, on constate qu’il y avait de nombreux villages habités exclusivement par des Juifs qui vivaient entre eux , sous la conduite de leurs rabbins, coupés de l’histoire passée et présente de la Pologne, sans même connaître le Polonais. Imaginons que dans la province française, en 1939, il y ait eu l’équivalent. Et qu’à Paris, comme à Varsovie, un habitant sur quatre ait été juif. Oui, imaginons !


“L’antisémitisme n’est pas un gène dont certains peuples seraient porteurs, et d’autre non. C’est un phénomène circonstanciel. Il est en rapport avec le nombre et le comportement, réel ou supposé, des Juifs en tel lieu, à telle époque. Et il se déclenche quand le pays qui les héberge est en crise. Certains se retournent alors contre eux, à la recherche de boucs émissaires”.


Et Dieu là-dedans ?
Jean Soler y viendra, là encore par son expérience personnelle vécue de petit catholique élevé dans la foi chrétienne par une mère aimante et qui se défit de cette croyance en sa jeunesse sans renier son héritage ni le curé de province qui l'initia au théâtre.


Comme j'ai la tête (et le cœur) pleins encore du grand débat politico-religieux fondant la substance du Judas d'Amos Oz, poignante projection romanesque de questions essentielles liées à la fois à l'origine du monothéisme, à l'antisémitisme effectif de toute une tradition chrétienne et à la fondation anti-arabe de l’Etat d’Israël, à la figure de Jésus vue par les Juifs ou à celle de Judas vue par les chrétiens, retrouver ce matin Jean Soler, qui me semble un aussi estimable honnête homme qu'Amos Oz, me fait ressentir une fois de plus l'immense reconnaissance que nous devons à ces veilleurs de l'esprit, de l'intelligence et de la sensibilité, qui nous gardent de la folie mimétique des chefs de meutes et des foules en délire.


Jean Soler. Dieu et moi; comment on devient athée et comment on le reste. Éditions de Fallois, 340p, 2016.
Amos Oz. Judas, traduit de l'hébreu par Sylvie Cohen, Editions du Seuil, 347p. 2016.