LUNDI 24 OCTOBRE
– Bonjour, madame Kervella.
– Bonjour, professeur ! Dites, je vous ai vu engueuler les gens de Lutte Ouvrière qui distribuent des tracts devant chez moi : ce n’est pas gentil de votre part, ça ! Je croyais que vous étiez plutôt de leur côté ?
– Je suis du côté de tous ceux qui défendent les intérêts des faibles et des opprimés, madame ! Seulement, j’ai eu le malheur de leur suggérer de s’unir avec les autres mouvements de gauche alternative et le ton est monté…
– Vous savez bien que ces gens-là s’entendent comme chien et chat…
– Mais nom de Dieu, quand il s’agit de conquérir le pouvoir, leurs adversaires sont prêts à toutes les alliances, même les plus contre nature ! Ce n’est pas en s’encombrant de pureté idéologique qu’on fait avancer les choses ! Les mouvements de gauche alternative sont tous d’accord sur l’essentiel : ensemble, ils casseraient la baraque ! Mais non, ils préfèrent s’empêtrer dans leurs querelles de clocher et jouer cavalier seul ! Et pendant ce temps, l’extrême-droite s’arroge le monopole de la contestation ! Si ça continue, leur prochaine distribution de tracts, ils la feront à Buchenwald !
– Toujours aussi flippé, hein ? Allez, pensez à autre chose. Je ne sais pas moi, les filles, par exemple…
– Ah ben tiens, puisqu’on en parle, je suis tombé sur une interview que Cléopâtre Darleux a accordée à Sept jours à Brest…
– Ah oui, la gardienne de but de l’équipe de handball de Brest ! Je suppose que ce qui vous intéresse chez elle, ce ne sont pas ses performances sportives…
– Vous supposez bien ! Mais apparemment, il ne faut pas lui répéter qu’elle est une belle fille, ça l’énerve ! Notez que je la comprends : moi non plus je n’aime pas qu’on me parle de mon physique, quoique pour d’assez différentes raisons… De toute façon, mademoiselle Cléopâtre est jolie mais elle n’est pas conne : elle se voit dans son miroir tous les jours donc, si elle ne savait pas déjà qu’elle était belle, elle n’aurait plus qu’à changer de lunettes ! Pas besoin de le lui rappeler tous les jours !
MARDI 25 OCTOBRE
– Vous n’avez pas encore commencé à boire que vous êtes déjà à la limite du graveleux ! Je vous sers un chocolat ?
– Bonne idée, ça me donnera l’impression d’être en automne…
– Vous n’aimez pas le soleil, hein ?
– Je n’aime pas le soleil d’automne, madame ! Ça fait une différence ! Quand je dis que je n’aime pas le soleil d’automne, les gens n’entendent pas le dernier mot et tronquent ma phrase ! Voilà notre époque : on ne prend même plus la peine d’écouter qui que ce soit jusqu’au bout !
– Mais pourquoi vous n’aimez pas le soleil d’automne ?
– Parce que j’ai un métabolisme réglé comme du papier à musique, ma bonne dame ! J’ai eu ma dose de soleil et de chaleur cet été, maintenant, j’ai besoin d’humidité et de fraîcheur, pour pouvoir me claquemurer dans mon atelier ! J’ai besoin de faire un minimum abstraction du monde extérieur, pour créer ! Ce n’est pas ma faute si personne n’a l’air de comprendre ça !
– Que voulez-vous, tout le monde n’est pas artiste…
– Comme vous dites ! Mais dites-moi, vous avez changé de coiffure ? Ça vous va bien !
– J’ai fait don de mes cheveux pour les femmes cancéreuses ! Vous savez à quel point c’est traumatisant pour une femme, de perdre ses cheveux à la suite d’une chimiothérapie, alors ils collectent des cheveux pour leur faire des perruques !
– …
– Mais ne restez pas comme ça, vous ne m’avez pas vexée ! Vous ne pouviez pas deviner !
MERCREDI 26 OCTOBRE
– Hum ! Vous avez vu les migrants qu’on vient de sortir de la jungle de Calais ?
– Et oui, quelle misère ! Quand je pense qu’il y a des vieux cons qui refusent qu’on les accueille chez nous alors que ces pauvres gens ont dû braver mille dangers pour fuir la guerre, la dictature, le terrorisme…
– Ou parfois les trois ! Ces gens-là, madame, il faudrait les traîner en justice pour incitation à la non-assistance à personne en danger !
– Il faudrait surtout les faire passer une nuit dans la rue, ils se rendraient peut-être enfin compte de ce que ça représente !
– Je ne vous le fais pas dire ! Sinon, vous avez vu ? On a demandé à Copé s’il connaissait le prix d’un pain au chocolat et il a répondu qu’il n’en achetait jamais parce qu’il faisait attention à sa ligne !
– Oui, j’ai vu, et alors ?
– Personnellement, je trouve qu’il aurait plutôt intérêt, au contraire, à essayer d’engraisser, il aurait peut-être l’air moins méchant !
– Moi, je trouve surtout qu’on devrait cesser de poser des questions sans intérêts aux politiciens, c’est ça qui dégoûte les gens de la politique.
– …
– Professeur ?
– Vous me signez un autographe ?
JEUDI 27 OCTOBRE
– Hum ! Ah, au fait, votre monnaie !
– Merci ! Voyons voir…
– Ben ? Pourquoi vous la recomptez ? Vous ne me faites plus confiance ?
– Oh, excusez-moi ! C’est une habitude que j’ai prise récemment vu que je me suis fais arnaquer deux fois avec la monnaie en moins d’une semaine !
– Des commerçants peu scrupuleux ?
– Même pas ! La première fois, c’était une postière qui m’a rendu une pièce du Brésil !
– Non ?
– Si ! Et la deuxième, c’est un chauffeur de bus qui m’a rendu un billet de cinq coupé en deux !
– Mais comment ça se peut ?
– Facile à savoir : les usagers touchent le fond de leur poche et en sont réduits à des stratagèmes peu recommandables pour subvenir à leurs besoins ! Ensuite, les braves travailleurs qui réceptionnent des monnaies plus ou moins régulières ne vérifient même pas ! Ou alors ils s’en aperçoivent mais ils refilent la patate chaude aux usagers ! Pourquoi ? Parce qu’ils s’en foutent ! Parce que ce n’est pas leur pognon ! Parce qu’ils ne veulent pas d’histoire ! Parce qu’ils ne veulent pas que leur chef vienne leur faire des reproches !
– Mais qu’est-ce que vous en avez fait, vous, du billet coupé en deux ?
– Ben… Je l’ai utilisé pour payer mon billet de retour ! Le chauffeur ne s’est aperçu de rien !
– Et il va réutiliser pour rendre la monnaie à un autre usager qui va lui-même s’en servir pour payer son billet de retour à un autre chauffeur qui va encore le réutiliser, et caetera, et caetera ! C’est sans fin, votre histoire ! Dire qu’il suffirait que les gens fassent un peu plus attention à ce qu’on leur donne et prennent la peine de parler à leur prochain pour que ce type de problème soit résolu !
– Vous avez la langue bien pendue, aujourd’hui, madame Kervella !
– Allons, ne vous vexez pas ! Saint-Malo, c’était bien ?
– Oh oui, c’était trop court ! Seule ombre au tableau : j’ai quand même mis une heure et demie à rejoindre mon hôtel !
– Comment vous avez fait votre compte ?
– C’est très simple : au lieu de prendre un hôtel proche du quartier où avait lieu le festival, qui était proche de la gare, j’ai réservé dans un formule 1 par souci d’économie ; seulement voilà, passé 21 heures, plus un bus ne circule à Saint-Malo !
– Non, sans rire ?
– Ben oui : j’ai trouvé une ville encore plus mal desservie que Brest, je peux mourir tranquille !
VENDREDI 28 OCTOBRE
– Enfin, à part ça, si j’en crois l’article que vous avez publié hier, ça s’est plutôt bien passé, non ?
– Oh oui ! Dommage qu’il y ait ces mesures de sécurité à la mord-moi-l’nœud ! J’ai dû enlever mon sac à dos et l’ouvrir je ne sais pas combien de fois !
– Enfin, dans le contexte actuel, ces mesures sont indispensables…
– Mon cul ! Le vigile qui m’a fait ouvrir mon sac, qu’est-ce qu’il ferait s’il tombait sur un type transportant avec lui une bombe ou une kalachnikov ? Il n’aurait même pas eu le temps de donner l’alarme qu’il aurait déjà été refroidi ! Pour les pourris qui nous gouvernent, la vie d’un civil, c’est de la merde ! À leurs yeux, le terrorisme n’est qu’un prétexte pour nous faire faire le beau ! Un jour, ils nous demanderont d’avoir toujours sur nous la matraque avec laquelle les forces de l’ordre nous tabasseront !
– Hé bé ! J’espère au moins que visiter un salon BD vous a aidé à vous changer les idées ?
– Oui un peu… Dommage qu’à l’issue de la journée, Dominique Bertail ait cru bon de signaler que le scénario d’Infinity 8, qu’il a illustré, montrait, entre autres, comment l’extrême-droite peut reprendre le pouvoir rien qu’avec quelques pions bien placés…
– Ah.
– Je ne lui en veut pas, il n’a fait que parler de son travail ; c’est ma faute, je suis définitivement incapable de traiter ce sujet sans me mettre dans tous mes états ! Je suis hypersensible et, croyez-moi, sans mauvais jeu de mot, c’est pas hyper d’être sensible.
SAMEDI 29 – DIMANCHE 30 OCTOBRE
– Vous partez déjà ?
– Oui, le voyage m’a fatigué…
– Vous ne fêtez même pas Halloween ?
– J’ai passé l’âge de ces conneries. De toute façon, ceux qui viendront frapper à ma porte en seront pour leurs frais : je n’ai pas de bonbons chez moi et, de toute façon, je ne crois pas aux mauvais sorts ! Je n’ouvrirai même pas ! Sauf si c’est une sorcière super bien roulée en porte-jarretelle : dans ce cas-là, on pourra peut-être s’arranger…
– Et bien ! Heureusement que je ne lui ai servi qu’un chocolat !