Traversée de Shakespeare
8. Le roi Lear
Des plus noires et poignantes tragédies de Shakepeare, avec Hamlet, Othello et Macbeth, l’histoire du vieux monarque répudiant la seule de ses trois filles qui l’aime sincèrement, pour lui préférer les deux autres, flatteuses et impatientes de l’humilier, est également la plus simple en apparence et la plus intéressante, la plus troublante aussi par sa façon de combiner les composantes les plus intimes de l’amour-haine filial, tissé de tendres sentiments et d’obscures rivalités, et les embrouilles politiques procédant des mêmes antinomies.
Avec une précipitation dramatique saisissante, tout se joue dès la première scène où le vieux patriarche, décidé à diviser son royaume entre ses trois filles (Goneril l’aînée, Régane et Cordelia), exige de celles-ci qu’elles montrent leur reconnaissance en rivalisant d’éloges. Ce que font les deux premières en usant de la même rhétorique ampoulée et creuse, mais qui satisfait la vanité de leur paternel, alors que Cordelia refuse d’entrer dans cette vaine surenchère, se contentant de mots simples et sincères et provoquant alors l’explosion de rage de Lear, qui la cède sans dot au roi de France et bannit du même coup le loyal comte de Kent qui tentait de lui faire reconnaître la probité de Cordelia.
À partir de cet acte d’imbécile vanité, tout va se déglinguer autour du roi Lear alors qu’un autre vieux seigneur du royaume, en la personne du comte de Gloucester, est poussé par son fils illégitime Edmond, plein de ressentiment, à rejeter son fils Edgar sur la base d’un faux témoignage.
Ces deux lignes dramatiques, dans un crescendo exacerbé par les rivalités et l’esprit de trahison (le machiavélisme d’Edmond rappelant celui du Iago d’Othello), ne cesseront de s’entrecroiser tout au long de la pièce, où la folie, réelle ou feinte, de Lear et d’Edgar, joue un rôle aussi important que dans Hamlet, avec un jeu de miroirs et des dédoublements de personnages vertigineux.
La noirceur absolue des deux sœurs aînées contraste avec la bonté foncière de Cordelia, dont le sublime monologue, au chevet de son père retrouvé, fait écho à la scène bouleversante d’Edgar décrivant le paysage à son père aveugle (Régane ayant fait crever les yeux de Gloucester à l’instigation d’Edmond le félon), au bord de la falaise de Douvres aux allures de finis terrae cosmique.
Des résonances métaphysiques du Roi Lear, la réalisation très épurée de Jonathan Miller, jouant à la fois sur les cadres serrés et le clair-obscur, ressaisit l’essentiel, avec des comédiens formidablement présents, à commencer par Michael Hordern dans le rôle-titre. De la scène finale de déploration, après que Lear a recueilli le corps de Cordelia, victime expiatoire, émane une tendresse toute shakespearienne également incarnée par Kent et le vieux fermier fidèle de Gloucester. Mélange de lucidité cinglante et de poésie, de violence et de quête d’équilibre, Le Roi Lear touche enfin par ce qu’il nous dit, sur fond d’intrigues et de trahisons, de l’amour et de la loyauté.
Sources. Les 37 pièces de Shakespeare(1564-1616) adaptées par la BBC entre 1978 et 1985. Le premier coffret du Volume I des Tragédies contient 6 DVD consacrés respectivement à Titus Andronicus, Roméo et Juliette, Jules César, Hamlet, Troïlus et Cressida et Othello. Le deuxième coffret rassemble Timon d'Athènes, Le Roi Lear, Antoine et Cléopâtre, Macbeth et Coriolan. Editions Montparnasse.
Ma lecture fera souvent référence à l’essai magistral de René Girard consacré à Shakespeare, sous le titre Les feux de l’envie (Grasset, 1990) et au grandiose William Shakespeare de Victor Hugo. Quant à l’essai de Jan Kott, Shakespeare notre contenporain, il a été repris dans la Petite Bibliothèque Payot en 2006. Vient en outre de paraître: Dictionnaire amoureux de Shakespeare, par François Laroque, chez Plon, 2016.