À propos de lecture et d'interprétation. Qu'un grand texte requiert votre attention s'il vous plaît, et votre collaboration gracieuse. Aveuglement occasionnel de Jules Renard, Tolstoï ou Antonin Artaud concernant Shakespeare. Des hauts et des bas de siècles de mise en scène. Et de la reconnaissance de Claudel ou Léautaud, entre tant d’autres...
C'est un truisme que de constater qu'il n'y a pas de théâtre sans théâtre, ou plus exactement: que la plus grande pièce qui soit reste incomplète sans incarnation, quitte à se trouver mal comprise ou même trahie par ses interprètes. De la même façon, l'écrivain ne fait que la première moitié du chemin d'un livre, dont le reste du parcours appartient au lecteur.
Or, s'agissant du théâtre (ou de l'opéra, ou de toute partition musicale), la question de l'interprétation vaut pour le meilleur et le pire, comme je me le répète ces jours en regardant, l'une après l'autre, et pour le meilleur jusque-là, les 37 pièces de Shakespeare montées et filmées par la BBC.
Regarder "tout Shakespeare" sur le petit écran de sa télé ou de son Mac peut sembler une aberration, et pourtant l'exercice est recommandable à qui veut voir "tout ça" de plus près scène par scène, avec arrêts sur images éventuels et version bilingue à portée de main - le Théâtre complet de Shakespeare à La Pléiade propose d'excellentes traductions - , et ces outils de lecture complémentaires que constituent Les feux du désir de René Girard ou Le petit Shakespeare où se trouve documentée, entre cent autres thèmes liés à la vie et aux œuvres du Big Will, l'histoire, précisément, de la réception de Shakespeare à travers les siècles, et celle de ses interprétations au théâtre ou au cinéma.
Un tableau synoptique de ce petit bréviaire rappelle que Shakespeare est mort au printemps 1616, la même année qu'un certain Cervantes et que la mise à l'Index de la peu catholique doctrine de Copernic, mais ce matin je reviens aux énormités proférées sur Shakespeare par quelques présumés auteurs éclairés, plutôt andouilles en l'occurrence.
Jules Renard, très esprit français, convenant qu'aucun auteur de son genre se risquerait à écrire comme Ibsen, note dans son Journal de l’année 1896: "Shakespeare m'embête toujours". Mais il faudrait en savoir plus sur ce qu'il a vu au théâtre en ces années où il donne lui-même Le plaisir de rompre au théâtre et fréquente Sarah Bernhardt allongée sur sa peau d'ours blanc, incarnation présumée du génie. On imagine la chère dame en Lady Macbeth, et l’on ne verra pas en Poil de carotte un cousin d’Hamlet même avec deux mères salopes.A
Autre grand écrivain aveuglé: Tolstoï: "Tout Shakespeare ne vaut pas une paire de bottes!" Et pour aggraver son cas:"J'ai lu les tragédies, les comédies et les pièces historique plusieurs fois, et invariablement j'ai éprouvé les mêmes sentiments: répulsion, ennui et ahurissement ".
Mais le plus ahuri est peut être Antonin Artaud, qui a pourtant quelque chose du fou à lier shakespearien. Dans une lettre à Jean Paulien intitulée Il faut en finir avec les chefs-d’oeuvre,l’apôtre du théâtre de la cruauté écrit: “Shakespeare lui-même est responsable de cette aberration et de cette déchéance, de cette idée désintéressée du théâtre qui veut qu’une représentation théâtrale laisse le public intact, sans qu’une image lancée provoque son ébranlement dans l’organisme, pose sur lui une empreinte qui ne s’effacera pas”.
Là encore, cette vision absolutiste découle probablement de représentations édulcorées “à la française”, et pourtant Jacques Copeau dit le contraire à la même époque: “Il est probable que si le public français montre aujourd’hui plus de compréhension de Shakespeare et de goût pour ses oeuvres, c’est grâce à l’effort accompli par nos metteurs en scène pour retrouver la vie du texte et le mouvement de l’action en se rapprochant d’une tradition scénique longtemps négligée”.
On l'a vu plus récemment, dès les années 60: que Shakespeare reste d'une modernité sidérante, même si les interprétations qui se voulaient précisément les plus à la page sacrifiaient parfois le sens profond de ses pièces à des effets de scène relevant de la trop fameuse déconstruction et autres chichis scénographiques. Je me souviens ainsi de la réplique "Ainsi passe le train du monde" illustrée, sur la scène de Vidy, par un train miniature traversant celle-ci. Et les jobards de trouver ça génial, comme furent adulées tant de réalisations d’une époque où le metteur en scène et le scénographe comptaient souvent plus que l’auteur. Dans la série de la BBC, Anthony Hopkins en Othello noir aux yeux bleus, Jonathan Pryce en Timon d'Athènes ou Michael Hordern en Roi Lear n'ont pas besoin de costumes de chefs de guerre punks ou de politiciens à dégaines de mafieux pour actualiser leurs personnages, mais la compréhension de Shakespeare est bien là avec les merveilleux comédiens anglais formés à cette informelle “école”...
"Être ou ne pas être devrait être dit devant une bouteille de whisky et un siphon d'eau gazeuse", écrivait Paul Claudel, l’un des poètes et dramaturges français qu’on pourrait dire aussi shakespeariens sous divers aspects.
Et Paul Léautaud qui fut un grand critique de théâtre sous le pseudo de Maurice Boissard, de signer ce magnifique éloge dans le Mercure de France du 1er mai 192o, à propos d’une mise en scène de Jacques Copeau: “Le Théâtre du Vieux-Colombier a fait sa réouverture avec le Conte d’hiver de Shakespeare. Vais-je vous faire l’éloge de Shakespeare ? Vous ririez ! Il n’est rien chez lui qui ne soit touchant, plaisant, émouvant, profond, léger, comique, pathétique, bouffon, tragique tour à tour ou tout à la fois. Il a toujours quelque chose à dire, toujours il dit quelque chose. Il est le dramaturge universel. Pas un homme d’aucun pays qui ne puisse trouver dans son oeuvre quelque chose de lui-même, s’y reconnaître à un endroit ou à un autre. C’est la poésie la plus aérienne, la réalité la plus exacte, le comique le plus bouffon, l’émotion la plus pénétrante, le rire et le sanglot, l’ironie et la plainte, le sarcasme et l’élégie, le drame et la comédie, la fantaisie et l’observation, la vérité et la fable, le mystère et le fantasque, la tragédie et la farce, l’effroi et la joie, la noblesse et la trivialité, tantôt l’art leplus raffiné, tantôt le plus peuple, un monde de personnages de tous les aspects, de tous les tons, de tous les rangs, jetés, assemblés, mêlés par une plume prodigue et passionnée, partout avec l’accent le plus humain”.