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Alain Guillard, Quête du nom par Gérard Cartier

Publié le 27 novembre 2016 par Angèle Paoli

SATURNIENNES

S i Alain Guillard n'est pas tout à fait un inconnu (il écrit depuis longtemps, a été publié par de petits éditeurs méritants et on a pu le lire dans diverses revues), Quête du nom est sans doute son œuvre la plus ambitieuse. Un bel exergue, emprunté à Ottavio Paz, explicite son projet : " La poésie n'est pas la vérité : elle est résurrection des présences ". Ceux qu'il s'est donné pour tâche de sauver de l'oubli, évoqués en un ressassement obsessionnel à quoi le livre doit beaucoup de sa force, ce sont ses parents, tous deux morts inapaisés et qui le hantent par delà les années. Un livre de la mort et de l'impossible résurrection, dédié " à toutes et à tous, à personne ".

Le livre s'ouvre brutalement sur celui qui en est la figure centrale : " Aujourd'hui, le père a lâché la porte sur le vide ". Sa présence sombre, désolée, incomprise, se profile presque à chaque page. De sa condition d'ouvrier dans l'automobile, puis d' homme à rien faire, Alain Guillard ne nous montre rien. Les scènes où son père apparaît, terriblement insistantes, celles qui ont frappé l'enfant qu'il fut (" J'aimerais tant qu'il y en eût d'autres "), le montrent en proie à l'ivresse et à la solitude, " le visage décalqué sur les vitres des bars avoisinants ", y cherchant un semblant d'épanouissement dans des rêves inconsistants, " châtelain d'Espagne sur le fleuve du zinc ". Et l'image de ce père condamné à une vie précaire, qui se refusait à son fils, que celui-ci se désolait de ne pouvoir aider, le poursuit jusque dans l'âge, comme ces spectres non consolés par les rites qui viennent tourmenter les vivants.

Tu bois à ton comptoir

Dehors bouffées grises glacées d'automne, fumées automobiles,

haleines témoignant d'un séjour, pattes de mouche d'un amour

Ce qui ne rit plus pour toi/ Ce qui

Ta silhouette effondrée lentement

La carcasse qui résiste/ Digne

Mince comme un serment

Au-dessus du cercueil cerisier se dépiaute

(la peau autour des yeux des ongles et même des lèvres)

C'est ainsi : La lumière nous quitte peu à peu ou d'un coup.

Ou c'est nous qui quittons la lumière pour rejoindre la terre où étouffer

nos faims nos peines et nos faims

Quel appétit monstrueux il faut pour vivre !

La mélancolie des paysages de la banlieue parisienne, quelque part entre La Défense et La Garenne-Colombes, un univers d'immeubles gris, de murs de brique, d'usines désaffectées aux toits de tôle, redouble le sentiment de déréliction qui naît de l'évocation de l'homme - mais, au-delà d'une certaine détermination sociale (un poème est sous-titré " conscience de classe "), on comprend que ce qui l'a perdu, c'est son propre démon. Alain Guillard dresse ici, dans le chagrin et le ressentiment (" Pardonner n'est pas oublier "), un étrange tombeau à ce père absent, divorcé de la vie, qui éteignait le désir et la pensée dans un " vin âpre et pourpre, de moindre qualité " ; et, tout effondré que celui-ci ait été, sans l'accepter ni le comprendre vraiment, il parvient à nous le faire éprouver de l'intérieur, avec une voix qui fait parfois penser à Mathieu Bénézet :

L'homme s'était retiré - laissant l'ivraie envahir - âme blessée léchant

ses plaies dans l'oubli des cafés - criant alors - sa parole divaguant

négligée.

Sa mère aurait pu offrir un recours et une consolation rétrospective à l'adulte qui titube sous le poids du passé. Il n'en est rien. Tôt divorcée, mal remariée, astreinte pour subsister à d'ingrates tâches de ménage, son souvenir est lui aussi miné par l'amertume, manifestée en quelques images récurrentes : ses cheveux gris, son visage voilé par la fumée des gauloises, une fenêtre sur la ville, les larmes. Elle, sa faiblesse était un effondrement du sentiment de soi qu'Alain Guillard définit magnifiquement : " terrible blessure à soi-même qu'on a laissé s'infecter ", qui nourrissait une haine persistante des autres (l'ancien époux, la société) et d'elle-même, et dont, malgré l'amour qu'il lui portait, l'enfant (" son sanglot était tocsin dans mon corps d'enfant ") puis l'adolescent ont été profondément blessés. Ressentiment accru par un nouveau drame : " ... le suicide de mon frère résonna comme verdict de mort envers elle ". Le seul souvenir heureux qui vienne rédimer ces années est celui d'une grand-mère qui accueillait l'enfant les jours de garde du père, que l'auteur dépeint avec tendresse - et on lui sait gré de ce soupirail dans la cave du malheur.

On ne guérit pas des blessures des premiers âges (" Il faudrait enfermer l'enfance à triple tour et oublier la clé "). L'enfant a intériorisé les tensions familiales au point d'avoir été contaminé par la haine qui s'échangeait autour de lui. L'âge a pu l'amoindrir, la changer en rancœur, non l'effacer : l'ombre portée de ces années de pauvreté, d'humiliations et de déchirements couvre encore l'homme à distance - fatalité du malheur qui l'a jeté un moment sur des traces honnies (" C'était pour moi le début des années d'alcool ").

Alain Guillard nous donne là un livre grave, sombre, empreint d'un sentiment qu'on pourrait dire saturnien tant il semble sans remède, qu'on sent profondément vrai, dénué d'ostentation, une souffrance ancienne qu'il prend et reprend pour tenter de lui donner forme dans la langue, sans parvenir à l'épuiser - comme ceux qui grattent sans fin la plaie qui les irrite. C'est évidemment, pour l'auteur, son ouvrage le plus important, l'un de ces livres intimes qu'on porte longtemps avant de s'y risquer et qu'on ne mène pas à bien sans une grande dépense - l'écriture s'échelonne sur une dizaine d'années.

Comme le veut son ambition, il déploie toutes les formes possibles : vers (le plus souvent très libres), poèmes émiettés, aphorismes, brefs récits en prose, notations de journal. Ce qui le distingue surtout, c'est un usage abondant de l'italique (et, plus occasionnellement, du gras) pour souligner certains mots ; et, parfois, de brusques interruptions de la phrase, comme si la langue était impuissante à comprendre, et même à recréer le passé - ou bien par pudeur : " Onze ans déjà qu'elle. " Avec, parmi ces " moments mêlés ", souvenirs sans date, images veuves, bribes de conversations, de belles trouvailles de langue : " Mince comme un serment ". Un livre prenant.

Gérard Cartier
D.R. Gérard Cartier
pourTerres de femmes

Alain Guillard,   Quête du nom   par Gérard Cartier


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