Pour tout dire (83)

Publié le 28 novembre 2016 par Jlk


À propos de l'espérance en temps de cata annoncée. Ce que documente le film Demain sur des gens qui se bougent de par le monde. Que les bons sentiments nous sauverons des pavés de l'enfer du laisser-faire, du pillage des ressources terrestres et du cynisme.

Il fait ce matin un brouillard à couper au couteau, visibilité nulle mais je navigue à l'étoile espérance en attendant l’embellie avec la vieille conviction juvénile que tout peut changer - et je ne suis pas seul.
Ils sont en effet des milliers, des millions même, de par le monde, qui continuent de vivre et d'agir avec la même conviction que la rupture entre hier et maintenant n'est pas plus fatale qu'entre ce à quoi j'aspire ce matin en semant ce que j'ai à semer et ce qui poussera et fleurira demain.


Demain est un film de jeunes gens inquiets de constater que le monde dans lequel nous vivons est promis à la cata dans un bref avenir si nous laissons faire ceux qui le dirigent pour leur seul profit à court terme. Demain résulte du sentiment général, confus mais lancinant, que cela ne peut pas continuer.


C'est de ce constat d'époque que partait le précédent essai du penseur allemand Peter Sloterdijk, intitulé Tu dois changer ta vie, et c'est à la question quasi mythique aujourd'hui du Que faire ? - titre d'un roman de Tchernychevsky, paru à la fin du XIXe siècle et qui enflamma la jeunesse russe, préludant aux réponses d'un certain Lénine -, que le même Sloterdijk achoppe aujourd'hui avec son nouveau livre, prodigieux d'intelligence éclairante dans la masse touffue des savoirs, sous le titre non moins significatif d'Après nous le déluge.


Les jeunes enquêteurs du documentaire Demain récusent absolument cette formule hideuse de profiteurs égoïstes qui ne pensent qu'à piller les ressources de la planète sans considération de la survie de celle-ci.

Or ce souci n'est pas d'hier. Je me rappelle plus précisément qu'au début des années 7o nous lancions, à l'enseigne du magazine dominical de La Tribune de Lausanne, une serie thématique intitulée S.O.S survie, dont l'un des premiers "lanceurs d'alerte, selon l'expression actuelle, était le biologiste et naturaliste visionnaire Jean Dorst, auteur d'un ouvrage prophétique paru en 1965 sous ce titre lui aussi bien explicite: Avant que nature meure, pour une écologie politique, faisant suite au Printemps silencieux.


À l'enseigne de cette série amorcée, notamment, par le procès des pesticides , j'ai eu l'occasion d'amorcer, piètre étudiant de la fac de lettres de Lausanne dont l'enseignement m'avait paru aussi terne que réducteur en ses débuts de pseudo-scientificité structuraliste ou siciologisante, ma fréquentation d'une université buissonnière de mon seul cru, avec moult lectures non académiques et autant de rencontres marquantes pour un jean-foutre dans la vingtaine - ainsi du moins devaient en juger mes anciens prof de lettres -, du polémologue Gaston Bouthoul évoquant les risques mortels pour l'espèce d'une démographie folle, ou du sociologue Edgar Morin devenu l'un des plus fins analystes de la complexité du monde, du physicien polémiste Leprince-Ringuet scrutant Le grand merdier, de l'africaniste Georges Balandier ou du commandant Cousteau, notamment.


L'expérience journalistique reste le plus souvent superficielle, mais je lui reconnais aujourd'hui l'inappréciable mérite d'avoir entretenu ma porosité à tous les aspects du vivant, de m’avoir ouvert à peu près toutes les portes et de m'exercer à un langage à peu près compréhensible sans atrophier ma poétique personnelle.
Et voici que la session 2016 de mon université buissonnière s'achève avec la traversée intégrale des pièces de Shakespeare, un séminaire américain consacré à Dave Eggers et sa fresque d'une sorte de dictature numérique, dans Le cercle, le visionnement dans notre ciné club virtuel du film documentaire Demain et la reprise, en atelier séparé, d'une autre série consacrée à la peinture (acrylique et huile alternes) du cliché par excellence que figure en Suisse le Cervin, ces jours tout bleu.

 

Là traversée du monde actuel par les jeunes enquêteurs du film Demain est réellement intéressante et non moins encourageante à de multiples égards. Je craignais un peu les hymnes positifs façon New Age ou babas trop cools, mais passer des nouveau jardins communautaires cultivés sur les friches industrielles de Detroit aux exposés lucides d'alter-spécialistes à la Jeremy Rifkin, ou de multiples initiatives en rupture douce avec la brutalité des prétendus monopoles agro-alimentaires, à la prise en charge des citoyens par eux-mêmes dont les Islandais se sont fait champions contre la collusion des banques et des politiques, est bien plus qu'une leçon lénifiante d'idéalisme hors sol: c'est notre avenir.

L'avenir est notre affaire, affirmait Denis de Rougemont dans un livre datant de la fin des années 70, et je me rappelle que l'auteur inspiré de L'Amour et l'Occident, que Malraux considérait comme l'un des hommes les plus intelligents qu'il eût rencontrés, me dit, à propos d'un entretien qu'il m'avait accordé à propos du terrorisme de l'époque, que l'Europe serait celle des cultures ou ne serait pas, et quarante ans après la question que je lui avais alors posé me revient: mais quelle culture ? C'était l'époque des derniers feux de la culture des maisons lancées par Malraux , précisément, dans la tournure prise sous Jack Lang, je revenais du festival de théâtre de Nancy et le méli-mélo de la culture en voie de nivellement par la masse et l'argent s'annonçait pour le pire. Inutile de préciser ce n’était pas de ce sous-produit de consommation que parlait Denis de Rougemont.


Or il n'est guère question de cette question, à mon sens fondamentale, dans le film Demain, sinon dans sa partie consacrée à l'éducation , mais on pourrait dire aussi que ce qu'on relègue aujourd'hui dans les rubriques dites culturelles, évoquant de plus en plus un zapping de surface, relève moins de la culture que tous les aspects de la mutation des pratiques de survie documentées par le film Demain et que tout se tiendra en réapprenant à lire.

De mon côté je me passe les 37 pièces de Shakespeare tandis que le brouillard se dissipe. J'essaie de rester attentif à la jeune littérature et au jeune cinéma en train de se faire et je me dis: peut vraiment mieux faire. Mais il y faudra du temps et l'obscure obstination de chacun, à l'écart de la meute hurlante.


Tu dois changer ta vie, dit Peter Sloterdijk. Tout peut changer, renchérit Naomi Klein dont ne parle pas le film Demain et qui fait cependant partie, elle aussi de la nébuleuse des lucides et des sensibles enragés à ne pas laisser faire les prédateurs. Jean Ziegler entrevoit pour sa part d’autres Chemins d'espérance et Jean-Claude Guillebaud nous fait dire qu'Une autre vie est possible.


Tu dois, il faut, il ne faut pas, ils ne doivent plus: ce pourrait n’être que words, words, words, et voici qu'un nouveau jour se lève et que c'est dimanche. Alors on se bouge à La Désirade: Je me lève à l’instant où Lady L. se couche en Californie, où elle se royaume ces jours avec nos enfants dont on espère qu’ils changeront le monde...