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Jésus, fuyant

Publié le 22 juin 2008 par Ali Devine
Jésus, fuyantCa n'a pas de rapport avec mon travail au collège (quoique), mais j'aimerais partager avec vous ce beau texte, sur lequel je suis tombé hier en ouvrant au hasard un épais roman. On est au XVIe siècle, en Méditerranée ; l'ordre de Malte affronte les Turcs. Le narrateur, un galérien, écoute la harangue du capitaine de son navire avant un combat inégal.
-Compagnons soldats ! Bonnes gens de mer ! Brave chiourme ! Nous sommes aujourd'hui dans un cas difficile. Mais c'est le bon Dieu qui l'a voulu ainsi, et nous ne tenons vie et honneur que de lui, en fief et commission, et en gage du paradis. Soyons bons fils ; rendons loyalement au Seigneur ce qu'il nous a donné ; acquittons-nous de notre dû en braves et loyaux serviteurs. S'il nous faut comparaître ce soir devant Sa Divine Majesté, que ce soit humblement, mais sans honte. Que si pourtant nous avons l'avantage, sachez que chaque soldat aura un mois de paie extraordinaire, maistrance et matelot pareillement. Si nous nous tirons avec honneur de cette journée, ce sera par une grâce spéciale du Seigneur. Il ne sera que juste de le remercier condignement : chaque galérien forçat sera libre, et les bonnes-voglies auront licence de retourner dans leurs familles. A eux aussi, paie extraordinaire.
-Il a beau promettre noblement, murmura Colin à mon oreille : il sait bien que cela ne lui coûtera rien...
-Songez, mes enfants, cria M. de Rothelin d'une voix rude et mâle, à la gloire du paradis et à votre honneur ! Martyrs ou vainqueurs, nous gagnerons la bataille, ou le ciel. Bonne chance à vous tous : que le bon Dieu, la Sainte Vierge et tous les saints et anges du paradis soient avec vous. A dieu vat !
Tout l'armement de la galère, sauf les captifs et forçats mahométans, lui répondit par une grande clameur : beaucoup pleuraient. Il s'en alla, s'arrêta encore un instant en haut de l'espale pour jeter un regard sur tout ce monde. Derrière lui, il y avait la mer orageuse, le ciel bleu peuplé de nuages et traversé d'embruns et de mouettes, et au loin, les galères ennemies qui arrivaient, entourées d'écume et du scintillement de la palamente au soleil. Sous leurs voiles latines, rouges, jaunes, brunes, les longues galères noires étaient raccourcies, montrant seulement leurs proues ; la mer bouillonnait des deux côtés de chacune, et de petits arcs-en-ciel l'accompagnaient. (...)
M. de Rothelin descendit dans sa barque et alla visiter les autres galères. Nous entendions les criées et clameurs qui, chaque fois, de plus en plus loin, saluaient sa harangue d'adieu. Le sifflet du comite nous fit mettre à genoux pour la dernière prière. Quand ce fut fait, Firouz me dit :
-Tu es resté bouche close et l'oeil sec.
Je haussai les épaules :
-J'ai peur de mourir noyé, enchaîné à la pédagne. Qu'a-t-elle à faire, la mère de Jésus, avec l'arquebusade, l'assomade, l'estocade et la noyade ? Et les autres là-bas prient Allah. Dérision. Honte, dérision, folie.
(...)
-Ce n'est point folie, mais sottise, murmura Firouz. Un jour, un homme aperçut Issâ, fils de Mâryâ, fuyant vers la mer, comme devant un lion assoiffé de son sang. Il en conçut un tel étonnement qu'il le suivit en courant jusqu'au rivage. Là, il lui fallut s'arrêter, mais il appela à grands cris et le supplia de résoudre certaine difficulté qui se posait à lui. "Ne m'arrête pas, lui répondit Jésus. Je fuis le Sot." "Quoi, ô Très-Noble, n'es-tu pas le Messie qui rendit la vue aux aveugles, l'ouïe aux sourds ? Le roi en lequel résident les incantations du monde invisible, de sorte que, si tu les prononces sur un mort, il bondit sur ses pieds, jubilant comme le lion qui a attrapé une gazelle ?" 'Oui, je suis Celui que tu dis", répondit Jésus. "Ne prends-tu pas l'argile et n'en fais-tu pas des oiseaux vivants, ô Beauté ?" "Si, je fais cela et plus encore", dit Jésus. "Mais alors, ô pur Esprit, qui fuirais-tu ? Qui, en ce monde et dans l'autre, ne serait ton esclave soumis ?" Jésus répondit : "Le Sot ! Par la sainte essence ! Par les attributs sacrés ! Par Celui pour l'amour duquel le firmament déchire le col de ses vêtements ! Je jure que son Nom suprême et les incantations prononcées en Son nom sur le sourd et l'aveugle opérèrent le bon miracle. Je les prononçai aussi sur la montagne de pierre : elle se fendit, elle déchira son manteau jusqu'au nombril. Je les prononçai sur le cadavre : il revint à la vie. Je les prononçai sur le Non-Être : il devint Être. Je les prononçai sur le Sot, avec amour, cent fois, mille fois : il s'endurcit et devint roc ; il se fit sable stérile." Ayant dit, il s'enfuit de plus belle. Et l'homme qui avait entendu cela, étant sage, s'effraya terriblement dans son âme et eut si peur qu'il suivit Jésus dans sa fuite sur les eaux de la mer. Mais le Sot dut les rattraper. De toute façon, il rattrapa le doux fils de Marie, et le crucifia, conclut Firouz avec un sourire amer.
A cet instant, un long coup de sifflet nous fit tressaillir. Le chevalier de Neufville lança ses commandements, qui furent obéis tour à tour, très scrupuleusement :
-Borde la palamente ! Une, deux, arranque ! Fouette, comite ! Travaille, chiourme maudite ! Arrache, plus vite, porque Madone, putain de Marie, plus vite, charognes, fils de putain, bougres sodomisés, arrache, arrache, on va à l'assaut, pas à la messe, vogue avant partout ! Ajuste ! Feu ! Charge, ajuste, feu ! En avant, ventredieu, en avant, frappe, frappe à mort, tue, tue !

Tiré de Petru Dumitriu, L'homme aux yeux gris, 1968-1969 ; réédition Seuil, 2005 ; pages 508-511. (Ma femme, qui l'a lu, m'a assuré qu'il n'y a pas une seule des 923 pages de ce roman qui ne soit extraordinaire).

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