Se mettre à l’aventure, se préparer à passer outre... Une lecture de « Lancelot, le chevalier à la charette »
Illustration de Thomas Mackenzie's pour la 1ère Edition of "Arthur and His Knights" (1920)
Lancelot, est le serviteur de Dieu et de sa Dame. Ses aventures sont contées par Chrétien de Troyes, à la demande de Marie de Champagne, digne fille d’Aliénor d'Aquitaine en matière d'éthique courtoise. Le chevalier est en Quête, ce qui quotidiennement se traduit par sa recherche d'aventure. Ce mot à lire dans le contexte arthurien, a une saveur particulière... Chevaucher, se battre, pour prouver valeur et honneur, mais aussi cheminer sans qu'il ne se passe rien … Patienter, jusqu'à la rencontre – à la croisée de chemins, ou au plus profond d'une forêt ( selon son humeur ) - l'un de ses pairs, ami ou rival, un animal emblématique ou l'une de ces demoiselles ( parfois une dame ), dont nul ne sait comment elle a pu se trouver là ; sinon pour relancer à point nommé la quête chevaleresque. L'épreuve du pont de l'épée surgit tout aussi soudainement devant le chevalier impatient d'éprouver son ardeur contre l’adversité. C'est dans un monde enchanté ( non profane ) que l'on entre ici...
Sur l'autre rive, seulement, une fois l'épreuve passée, lui sera donnée de comprendre que les lions - monstrueux gardiens du pont – n'étaient que des mirages destinés à mesurer sa détermination.. Mais au seuil du passage risqué, « l'onde félonesse » , les lions et le pont tranchant terrible forment une trilogie de l'horreur et, pour tout autre que lui, de la peur. Et l'on sent bien – à la manière dont ils sont décrits – qu'en eux résident la force même du Mal et de l'illusion contre quoi tout chevalier se doit de guerroyer. Aussi ne serait-on guère surpris de les entendre par avance ricaner, tandis que « pleurent et soupirent » les compagnons de Lancelot. Car en ce monde de rudesse guerrière, l'homme de cœur n'a point de honte à exprimer tristesse et pitié. C'est à son cœur de pierre qu'on reconnaît par contre le « mauvais » : Méléagant, le traître, ou le fils du roi Baudemagus qui assiste aux côté de son père, à l'héroïque traversée.
Sir Lancelot, par Howard Pyle
A la crainte des compagnons d'armes, Lancelot ne répond que par le rire ; un rire qu'on imagine aussi cristallin que sa foi en la miséricorde divine. Dieu saurait-il laisser choir l'un de ses preux chevaliers ? Au déchaînement des forces du Mal peuvent seules répondre intégrité et simplicité : c'est pieds et mains dénudés qu'il passera le pont, retrouvant en la circonstance l'humilité du pénitent qui fut sienne le jour où on l'adouba chevalier. Un autre miracle ne pouvait dès lors qu'éclore sous les pas du chevalier sans peur mais néanmoins ensanglanté : « L'apaise et le guérit Amour qui le conduit et le mène. » La leçon est ici bien proche de celle dispensée à Perceval – autre héros de Chrétien de Troyes - découvrant, impuissant, les souffrances intolérables du Roi-pêcheur, gardien du Graal : seule guérit la plaie l'arme qui la fit. Transpercé d'amour pour sa reine plus encore que par le tranchant de l'épée, Lancelot le serviteur épris reçoit simplement de Dieu le juste salaire de sa foi inaltérable et de sa fidélité. Bienheureux cet univers chevaleresque où il suffisait d'un acte de vrai courage – celui d'un homme de cœur – pour restituer au monde sa pureté !
Texte de Françoise Bonardel
Extrait du texte de Chrétien de Troyes:
Ils allèrent cheminant sur la route la plus directe jusqu’à la chute du jour, et ils arrivèrent au Pont de l’Épée vers le soir, passé la neuvième heure. À l’entrée de ce pont, qui était si terrible, ils descendirent de leur cheval et regardèrent l’eau traîtresse, noire, bruyante, rapide et chargée, si laide et épouvantable que l’on aurait dit le fleuve du diable ; elle était si périlleuse et profonde que toute créature de ce monde, si elle y était tombée, aurait été aussi perdue que dans la mer salée. Et le pont qui la traversait était bien différent de tous les autres ponts ; on n’en a jamais vu, on n’en verra jamais de tel.
Si vous voulez savoir la vérité à ce sujet, il n’y a jamais eu d’aussi mauvais pont, fait d’une aussi mauvaise planche : c’était une épée aiguisée et étincelante qui formait ce pont jeté au-dessus de l’eau froide ; l’épée, solide et rigide, avait la longueur de deux lances. De part et d’autre il y avait un grand pilier de bois où l’épée était clouée. Personne n’avait à craindre qu’elle se brise ou qu’elle plie, car elle avait été si bien faite qu’elle pouvait supporter un lourd fardeau.
Mais ce qui achevait de démoraliser les deux compagnons qui étaient venus avec le chevalier, c’était l’apparition de deux lions, ou deux léopards, à la tête du pont de l’autre côté de l’eau, attachés à une borne en pierre. L’eau, le pont et les lions leur inspiraient une telle frayeur qu’ils tremblaient de peur et disaient : « Seigneur, écoutez un bon conseil sur ce que vous voyez, car vous en avez grand besoin. Voilà un pont mal fait, mal assemblé, et bien mal charpenté. Si vous ne vous repentez pas tant qu’il en est encore temps, après il sera trop tard pour le faire. Il faut montrer de la circonspection en plus d’une circonstance. Admettons que vous soyez passé – hypothèse aussi invraisemblable que de retenir les vents ou de les empêcher de souffler, que d’empêcher les oiseaux de chanter, ou même d’oser chanter ou que de voir entrer un être humain dans le ventre de sa mère pour renaître ensuite ; une chose donc aussi impossible que de vider la mer. Comment pouvez-vous en toute certitude penser que ces deux lions enragés, enchaînés de l’autre côté, ne vont pas vous tuer, vous boire le sang des veines, manger votre chair puis ronger vos os ? Il me faut déjà beaucoup de courage pour oser jeter les yeux sur eux et les regarder. Si vous ne vous méfiez pas, ils vous tueront, sachez-le bien. Ils auront vite fait de vous briser et de vous arracher les membres, et il seront sans merci. Mais allons, ayez pitié de vous-même, et restez avec nous ! Vous seriez coupable envers vous-même si vous vous mettiez si certainement en péril de mort, de propos délibéré. »
Alors il leur répondit en riant : « Seigneurs, je vous sais gré de vous émouvoir ainsi pour moi ; c’est l’affection et la générosité qui vous inspirent. Je sais bien que vous ne souhaiteriez en aucune façon mon malheur ; mais ma foi en Dieu me fait croire qu’Il me protégera partout : je n’ai pas plus peur de ce pont ni de cette eau que de cette terre dure, et je vais risquer la traversée et m’y préparer. Plutôt mourir que faire demi-tour ! »
Ils ne savent plus que dire, mais la pitié les fait pleurer et soupirer tous deux très durement. Quant à lui, il fait de son mieux pour se préparer à traverser le gouffre. Pour cela, il prend d’étranges dispositions, car il dégarnit ses pieds et ses mains de leur armure : il n’arrivera pas indemne ni en bon état de l’autre côté ! Mais ainsi, il se tiendra bien sur l’épée plus tranchante qu’une faux, de ses mains nues, et débarrassé de ce qui aurait pu gêner ses pieds : souliers, chausses et avant-pieds. Il ne se laissait guère émouvoir par les blessures qu’il pourrait se faire aux mains et aux pieds ; il préférait se mutiler que de tomber du pont et prendre un bain forcé dans cette eau dont il ne pourrait jamais sortir.
Au prix de cette terrible douleur qu’il doit subir, et d’une grande peine, il commence la traversée ; il se blesse aux mains, aux genoux, aux pieds, mais il trouve soulagement et guérison en Amour qui le conduit et le mène, lui faisant trouver douce cette souffrance. S’aidant de ses mains, de ses pieds et de ses genoux, il fait tant et si bien qu’il arrive sur l’autre rive. Alors lui revient le souvenir des deux lions qu’il pensait avoir vus quand il était encore de l’autre côté ; il cherche du regard, mais il n’y avait pas même un lézard, ni aucune créature susceptible de lui faire du mal. Il met sa main devant son visage pour regarder son anneau et il a la preuve, comme il n’y apparaît aucun des deux lions qu’il pensait avoir vus, qu’il a été victime d’un enchantement, car il n’y a là âme qui vive. Quant à ceux qui sont restés sur l’autre rive, voyant qu’il a ainsi traversé, ils se réjouissent comme il est bien normal ; toutefois, ils ne savent rien de ses blessures. Mais lui considère s’en être tiré à bon compte pour n’avoir pas subi là plus de dommage. Il étanche sur tout son corps le sang de ses blessures avec sa chemise.