Joël Bastard | [Assis à côté, à la proue d’un navire]

Publié le 02 décembre 2016 par Angèle Paoli

[ASSIS À CÔTÉ, À LA PROUE D'UN NAVIRE...]

A ssis à côté, à la proue d'un navire figé dans le noir, j'écris, comme de loin, sur une table de cuisine encombrée de vaisselle et de papiers froissés. J'aime voir l'encrier lourd de tous les possibles et que je sollicite avec humilité. Du moins j'essaie.

Il avance, son regard de côté. Immobile, il écrit de côté. Sur une table encombrée de farine, de verres vides, de moutarde et de pommes de terre. Là-dedans les outils de sa présence. Des feuilles griffonnées s'étalent sur sa droite. Vers la fenêtre fermée qui donne sur les toits d'autres feuilles griffonnées de présences fugitives.

L'homme aux seins nus écrit de côté, dans une cuisine en Bretagne, sur une table encombrée de papiers et de tasses, d'une poivrière, d'une pomme ; ce sera la première fois de sa vie qu'il utilisera la beauté indécise d'un point-virgule avec le désir d'un titre de livre aussi long que son contenu. Un eucalyptus tremble par-delà la fenêtre dans un jardin, et des corneilles claquent leurs ailes sur les ardoises glissantes. Elles aiment aussi la bâche verte qui gonfle sur la prison où se croisent sans cesse des charpentiers courbés sur une scie qui brille.

J'écoute ma voix qui répète ce que je viens d'écrire. Celui qui écoute s'étonne de celui qui vient d'écrire et s'attendrit d'une certaine solitude. Il demande à l'autre de ne pas le laisser seul. Continuons donc d'écrire.

J'ai si peu de choses à donner. Un morceau de fer dans l'allée d'un parc. Une tâche de rouille sur un portail cadenassé. Une jetée qui plonge comme un chemin en forêt. Un vol d'étourneaux qui rabat le ciel entier dans la fourrure d'un arbre. Si peu de choses à donner. La gaieté d'un homme qui vient de perdre un ami. Si peu de choses à donner. L'espérance d'une femme. La neige qui tombe en ce moment dans tous nos jardins et l'eau inéluctable.

J'écris vite, sans regarder en arrière les feuilles qui s'accumulent sur la table de la cuisine. J'écris en descendant la feuille, comme tout le monde. En réalité, lorsque nous écrivons, l'écriture est devant ! C'est ce qu'avait bien compris Jack Kerouac en tapant à la machine Sur la route, sur un unique rouleau de papier qui se déroulait, sur le sol, au-devant de son bureau. Sur la route, nous écrivons tous en regardant devant.

Aussi cette peur de perdre le plus important d'aujourd'hui. Tant d'efforts pour ne pas perdre aujourd'hui.

Joël Bastard, Une cuisine en Bretagne, Éditions LansKine, 2016, pp. 31-32.