L'INVENTION DE L'ÉCRITURE S ouvent s'amenuise, et parfois se ramifie la trace du sentier qui pénètre dans la profondeur des marais. Une odeur de moisissure et de macération émane de l'eau morte, dont la présence se résume longtemps à un scintillement intermittent. À hauteur de temps vrombissent les libellules, fléchettes chatoyantes en suspens dans le mouvement de leur trajectoire. Un réseau de moucherons colonise un rayon de lumière. La moindre approche déclenche des palpitations d'ailes affolées dans les touffes de joncs impénétrables. La branche d'un aulne grince, le frissonnement d'un souffle parcourt les feuilles, les roseaux. Par endroits, le sol craquelé semble avoir été gratté, mais dans la plaie il n'y a qu'un peu de sable humide. Ailleurs, rampent des rhizomes entrelacés où l'on se prend les pieds. Près du bord, saupoudrée de duvet blanc, l'eau a pris la couleur de la rouille. Le sentier dont on a cru suivre le fil aboutit à une série de planches délavées formant un précaire pont flottant, qui s'interrompt quelquefois en plongeoir au milieu d'une mare aux grenouilles.Jean-Pierre Chambon, " L'invention de l'écriture " in
(Incipit)
De l'autre côté, quelques prés à tourbières où on laisse vaquer des troupeaux précèdent des landes humides, fumantes. S'avançant au-devant des broussailles et des bois obscurs tassés au pied des falaises, une ligne de bouleaux semble faire signe à qui s'est aventuré jusqu'ici. À quelques pas, un amoncellement de pierres moussues, aux formes oblongues pour la plupart, constitue les vestiges d'une ancienne construction qu'une tradition paysanne désigne comme l'oratoire de Notre-Dame- des-Ombres. Mais aucun légat n'a jamais consacré le lieu ni confirmé le nom. Il est plus probable, du moins le croit-on, que cet amas de pierres gagné par les ronces et les orties remonte à l'époque d'une reine nommée Zélia. Simple abri voûté ou monument érigé à une gloire qu'il a échoué à perpétuer, personne n'a tenté de reconstituer l'édifice pour en déterminer la fonction. Du reste, l'entreprise aurait été vouée à l'échec car certaines pierres, dont on a aisément établi la provenance, ont été il y a fort longtemps prélevées à l'ensemble et remployés dans les murs des plus vieilles bâtisses de la contrée.
Si l'hypothèse d'une construction pâtit d'un sérieux défaut de fondement, il est parfaitement imaginable que nombre de ces pierres - leur forme autorise à le penser - aient servi de reposoirs sur lesquels on étendait les végétaux singuliers récoltés dans les parages. Car, selon toute vraisemblance, le lieu correspondait bien, du moins tel qu'il est décrit par l'une d'elles, à l'endroit où croissaient les " feuilles parlantes ", dont l'herbier-bibliothèque qui est parvenu jusqu'à nous et dont par on ne sait quel miracle conserve d'innombrables spécimens.
Zélia, Al Manar, Collection Récits & Nouvelles, 2016, pp. 9-10. Couverture de Marc Pessin.