Shakespeare en traversée
14. Beaucoup de bruit pour rien
Un certain préjugé académique voudrait que les comédies de Shakespeare fussent moins profondes que ses tragédies ou ses drames historiques, comme si la légèreté apparente excluait la pénétration des cœurs et des âmes.
Or la double histoire d'amour narrée comme en miroir dans Beaucoup de bruit pour rien illustre à la fois le caractère souvent illusoire d'une passion soudaine et superficielle exaltée par là beauté juvénile, et les voies plus subtiles d'une relation se protégeant à grand renfort de piques plus ou moins tendres voire de moqueries à double sens. À cette face plutôt lumineuse s’oppose, en outre, la part d’ombre d’un drame où s’activent un scélérat jaloux et ses sbires.
La première intrigue est apparemment d’un feuilleton à l’eau de rose, dont le décor est un beau palais de Messine. Le prince Pedro d’Aragon, de retour d’une bataille victorieuse, accompagné de deux jeunes amis nobles et beaux, est accueilli avec lesdits favoris, Claudio et Benedict, chez le gouverneur Leonato dont la fille ravissante, Hero, tape illico dans l’œil de Claudio. Mais le jeu de la séduction se corse du fait que Claudio, peu sûr de lui, demande à son ami et supérieur de lui servir d’entremetteur auprès de la jeune fille, au risque évidemment de tenter le prince au passage.
Or l’amour de Claudio pour Hero ne cesse de croître, comme par ouï-dire, à mesure que son ami le prince lui en fait l’éloge et avant qu’il l’ait vraiment rencontrée. Ce jeu mimétique intense a retenu toute l’attention de René Girard, qui consacre de longs passages de ses Feux de l’envie à cet aspect de la pièce, selon lui exemplaire. On verra donc comment le prince va devenir l’entremetteur très impliqué de cette première love story, avant qu’il n’intervienne dans la seconde, d’une tout autre nature, à vrai dire plus originale et captivante (le public en a toujours raffolé) malgré l’aspect d’abord agressif de la relation entre Benedict et la très belle et très mordante Béatrice.
Pendant que la jeunesse roucoule ou se prend de bec, un sinistre personnage, frère bâtard du prince qui a déjà intrigué contre celui-ci, fomente un méchant complot visant à discréditer la jeune promise de Claudio (qu’il déteste à proportion des grâces que lui accorde son frère) en la calomniant de la plus vile façon. Ce personnage travaillé par le ressentiment et crachant mielleusement son venin préfigure le traître Iago, dans Othello, mais ses menées seront éventées et il sera finalement puni, bien fait pour lui.
Ce qu’il faut alors relever dans cette pièce, dont la calomnie verbale destructrice contraste évidemment avec le badinage de Béatrice et Benedict, c’est l’accent porté sur les sentiments de fidélité et de loyal service manifestés par ce couple, immédiatement convaincu de l’innocence de la jeune Hero - alors que Claudio et le père de la jeune fille se sont laissés duper par le scélérat et ses séides - , mais aussi par le brave gardien de la paix nocturne Dogberry, bouffon sur les bords mais admirable dans son rôle autant que dans son discours à la fois probe et débonnaire, dans la voix duquel on croit entendre celle du Barde en phase avec la sagesse populaire.
Si le happy end de Beaucoup de bruit pour rien tient évidemment de la convention, le tissage très subtil des relations liant entre eux les personnages, et particulièrement le lien très pur se nouant entre Béatrice et Bénédict, par delà les invectives de parade, donnent à la pièce sa joyeuse profondeur et sa résonance claire – tout cela se trouvant superbement mis en valeur dans la réalisation limpide de Stuart Burge et l’interprétation sans faille des acteurs de la BBC qu’irradie, notamment, la présence de Cherie Lunghi dans le rôle de Beatrice…