Qalandiya

Publié le 07 novembre 2016 par Masmoulin

Shada Safadi, Keep breathing, 2015, fabric print, 105x180cm

en espagnol

Qalandiya, c’est d’abord un check-point, lieu de contrôle et d’humiliation, c’est, avec Hébron, un des deux endroits les plus emblématiques de l’occupation. Mais Qalandiya, c’est (c’était) aussi un aéroport, fermé par l’occupant, c’est un camp de réfugiés de la Nakba, et, maintenant, c’est un festival artistique riche de toutes ces histoires, et dont la troisième édition, This Sea is Mine (une citation de Mahmoud Darwish), vient de se terminer. Je n’ai pas tout vu, d’autant plus que les expositions et événements se déployaient non seulement à Jérusalem, Ramallah (Al-Bireh et Bir Zeit inclus), Haïfa et Bethléem, mais aussi à Gaza, Amman, Beyrouth et Londres, regroupant seize lieux différents. Je ne parlerai donc que des deux expositions que j’ai pu voir, deux sur quatorze.

Ryan Presley, Crown Land (to the ends of the earth), 2016, peinture polymère synthétique et feuille d’or sur un panneau de pin australien (hoop), 53x43cm

Dans le centre d’art Al-Mamal, et dans quelques locaux voisins de la Vieille Ville de Jérusalem, la huitième édition du Jerusalem Show, Before and After Origins, était une composante centrale du festival (j’avais écrit ici sur l’édition de 2011). Autour du thème du Retour, cette exposition confrontait en particulier des artistes palestiniens (et golanis) avec des artistes australiens aborigènes ou sympathisants, deux colonisations, deux vols de terres, deux épurations ethniques, construisant ainsi une interaction entre deux histoires, entre deux résistances. C’est ainsi que Ryan Presley revisite l’image de Saint Georges terrassant le dragon, avec une jeune femme aborigène à cheval perçant de sa lance une hydre au fond d’un canyon cerné de gratte-ciels; à côté, une icone melkite du XIXe avec le « vrai » Saint Georges. Tom Nicholson imagine le retour à Gaza de la mosaïque de Shellal découverte là en 1917 par l’armée australienne, puis transportée en Australie où elle fut incorporée dans le War Memorial. Quant à Richard Bell, il avait reconstruit ici la fameuse tente-ambassade aborigène qui est depuis 1972 devant le Parlement de Canberra.

Wael Tarabieh, Epic of Gilgamesh : The Taming of Enkidu by Shamhat, 1996, coloured linocut print on paper

Aux côtés des Palestiniens, plusieurs artistes du Golan occupé étaient présents ici, avec une problématique quelque peu différente politiquement, mais une même résistance à l’oppression. Wael Tarabieh redessine avec des très élégantes linogravures la légende fondatrice de Gilgamesh (ici la prostituée sacrée Shamhat civilise Enkidu en l’initiant au sexe sous le regard bienveillant de Gilgamesh, son double); Randa Mdah traduit dans un petit bronze l’angoisse et la terreur de ses dessins sur la guerre; Aiman Halabi présente neufs portraits de dignitaires druzes que le temps, les intempéries et la guerre ont peu à peu effacés, et qui ne sont plus que des traces, des spectres, des souvenirs. Enfin Shada Safadi montre une très belle oeuvre de la série Promises, un corps de femme dont l’empreinte, d’abord recueillie sur une toile, a ensuite été gravée sur une plaque de plexiglas à taille humaine (en haut) : ce corps flottant, à la fois aérien et liquide, translucide et charnel, et dont l’ombre danse sur le mur, est une continuation de son travail sur la disparition, sur les promesses que nous faisons aux morts et que nous ne tenons pas, et sur notre familiarité et notre insensible glissement vers la mort. Dans une installation antérieure, plus grande, le visiteur, déambulant au milieu de ces corps suspendus, voyait son ombre se mêler à la leur, rejoignant leur royaume.

Jumana Emil Abboud avec Issa Freij, Hide your Water from the Sun, 2016, vidéo, capture d’écran

L’exposition à Jérusalem évoque la collection d’amulettes du médecin et folkloriste Tawfiq Canaan, laquelle est conservée de l’autre côté du mur au Musée de l’Université de Bir Zeit; c’est la recension par Canaan de 125 sources enchantées en Palestine qui a inspiré le travail et l’exposition de Jumana Emil Abboud au Centre culturel Sakakini à Ramallah, mon autre visite. Dans ces sources magiques apparaissent des démons, des djinns, des femmes, maléfiques ou au contraire protectrices, et d’autres créatures énigmatiques. Abboud a recueilli des objets, des dessins, des histoires qu’elle a mêlés à son propre travail, le déclinant sous diverses formes, dont la vidéo d’un petit spectacle avec des enfants, des photogrammes (visibles à travers la porte vitrée du bureau de Mahmoud Darwish, préservé tel quel) et surtout une vidéo faite avec Issa Freij où les deux artistes redécouvrent certaines des sources de Canaan, cachées, confisquées, la plupart ayant disparu ou se trouvant dans des colonies (l’accaparation de l’eau aux dépens des habitants étant évidemment un de leurs objectifs). Celle ci-dessus semble être la mère de toutes les sources, l’origine du monde, l’entrée dans un autre univers. Pour Abboud, cette réappropriation du folklore est un moyen de rétablir des liens avec sa patrie meurtrie, de retrouver son amour pour elle malgré les épreuves, et de construire une narration, une histoire, une résistance à l’élimination : les djinns ont été éliminés, expulsés, niés, et ce travail s’oppose à la tentative de l’occupant de faire de même avec les Palestiniens, il redonne de la force dans un temps et un lieu fragiles et menacés. Comme Shada Sefadi avec les morts, Jumana Emil Abboud affirme la présence des esprits parmi nous, car c’est ainsi seulement que nous pouvons continuer à vivre ici, semblent-elles dire.

Photos 1 & 4 de l’auteur.

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