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W. Eugene Smith, entre photographe humaniste et voyeur misanthrope

Publié le 05 novembre 2016 par Masmoulin
W. Eugene Smith, The Walk to Paradise Garden, 1946

W. Eugene Smith, The Walk to Paradise Garden, 1946

en espagnol

W. Eugene Smith est sans doute l’inventeur et certainement le maître de l’essai photographique, un travail intensif, complet sur un sujet donné, sur lequel le photographe passe des mois ou des années, prend un grand nombre de photographies et les présente ensuite soit dans un magazine, soit dans un livre, le tout au service d’une idée, d’une position engagée, ce qui d’ailleurs, pour lui, n’alla pas sans difficultés lors de sa vie compliquée, batailleuse et tourmentée. Il est donc surprenant que le Musée de Tel-Aviv, qui possède plus de 200 photos de Smith, présente une cinquantaine d’entre elles (jusqu’au 12 novembre) dans un accrochage particulièrement désordonné, privilégiant les similitudes de forme plutôt que de sens : ainsi, côte à côte, un enfant espagnol dans la boue et un soldat américain bizuté lors du passage de la ligne, tous deux à quatre pattes, alors que les essais sont éclatés à travers toute la salle. Seule la projection de photographies au fond de la salle apporte un peu de cohérence à l’ensemble et permet de mettre en perspective son travail, depuis la guerre jusqu’à son essai final à Minamata au Japon (dont seule la fameuse photographie de Tomoko est montrée ici). Une seule image de sa série sur la sage-femme en Caroline du Sud, rien sur le Dr. Schweitzer (dont il sut si bien montrer l’ambivalence), rien sur le médecin de campagne au Colorado (son premier essai). Outre Tomoko, l’autre icône présente ici est la photographie de deux de ses enfants émergeant de la forêt vers la lumière : image certes un peu niaise, et accommodée à toutes les sauces (et que chacun connaît depuis The Family of Man), mais dont l’intérêt vient de son état d’esprit à ce moment, quand, se remettant de ses blessures pendant la guerre dans le Pacifique, il peut enfin de nouveau tenir un appareil photo dans ses mains.

W. Eugene Smith, Spanish Village, 1950

W. Eugene Smith, Spanish Village, 1950

Mais l’humanisme de Smith est bien différent de celui de Steichen tel qu’il transparaît dans The Family of Man, Smith est bien plus critique du système dans lequel il vit, des failles de l’American way of life, bien moins naïf et conformiste que Steichen; Smith montre des individus qui luttent, qu’ils soient victimes du racisme contre le Noirs, soumis à la dictature franquiste ou infirmes du fait de la pollution au mercure. Mais, perfectionniste, grand cœur et grande gueule, il en fait parfois trop : il s’engueule avec Newsweek, puis avec Life, son projet sur Pittsburgh devient immense et ingérable, et, après son passage, les habitants de la petite ville de Deleitosa en Estrémadure ne veulent plus être photographiés, ressentant le fait d’avoir été dépeints comme des brutes arriérées et se livrant avec réticence à ses successeurs, Jan Banning ou Miki Kratsman. On sent dans cet essai toute l’ambiguïté de Smith, entre le regard du photographe humaniste dénonçant misère et oppression, et l’approche misérabiliste, quelque peu coloniale, de l’Américain condescendant cherchant du pittoresque émouvant : éternel dilemme des reportages.

W. Eugene Smith, Pittsburgh, 1955 1958

W. Eugene Smith, Pittsburgh, 1955 1958

Les plus belles images ci sont sans doute celles des usines de Pittsburgh, baignées de fumée, quasi irréelles dans cette brume. Son projet sur commission était initialement de faire quelques images en trois semaines sur la renaissance de cette ville; au bout de plusieurs mois, avec plus de 15000 images, Smith tenta vainement de publier cette somme et fut durement affecté par l’échec de ce projet.

W. Eugene Smith, As from my Window, 1957 58

W. Eugene Smith, As from my Window, 1957 58

Personnalité complexe, en butte à la dépression, Smith quitta alors femme et enfants en 1957 et s’enferma dans un loft misérable de Manhattan dont toutes les fenêtres étaient occultées par du plastique noir; toutes sauf une à travers laquelle il photographia les scènes de rue en bas de chez lui, étrangement recadrées par les lambeaux de plastique. Ces photographies de voyeur misanthrope, depuis le fond de la caverne, ont une densité extraordinaire. Reprenant goût à la vie, il enregistra aussi à ce moment les musiciens de jazz qui jouaient dans son immeuble, dont Thelonious Monk, Miles Davis et bien d’autres. Ensuite ce fut le Japon, ses années de misère à Minamata, puis son retour en Maérique et sa mort à 50 ans.

Le catalogue de l’exposition reproduit très peu de photographies, mais comporte un essai psychanalytique sur Smith, de Varda Blum, particulièrement intéressant.

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