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Des ruines prémonitoires (Émeric Lhuisset)

Publié le 25 octobre 2016 par Masmoulin
Emeric Lhuisset, Last Water Wars, Ruins of a Future, 2016

Emeric Lhuisset, Last Water Wars, Ruins of a Future, 2016

en espagnol

Au Musée de l’Institut du Monde arabe (jusqu’au 4 décembre), une ligne bleue au sol parcourt les salles : elle relie, sur deux étages, des photographies d’Émeric Lhuisset et quelques vidéos complémentaires. Partant de recherches sur ce qui fut apparemment la seule guerre dont le seul but était l’eau (d’autres guerres pour l’eau avaient aussi des objectifs coloniaux et stratégiques, comme celle du Golan), guerre qui eut lieu il y a 4500 ans entre les villes-royaumes de Lagash et d’Umma en Mésopotamie, Lhuisset a photographié et filmé les rares vestiges d’une des capitales de Lagash, Girsu, qui fut alors une des villes les plus importantes de ce berceau de notre civilisation, pour rebondir ainsi sur la situation contemporaine et les risques de guerre liés aux pénuries d’eau dans la région.

Emeric Lhuisset, Last Water Wars, Ruins of a Future, 2016, vue de l'installation au sol depuis le sommet de l'IMA

Emeric Lhuisset, Last Water Wars, Ruins of a Future, 2016, vue de l’installation au sol depuis le sommet de l’IMA

Il y a donc en premier lieu une manière rationnelle d’aborder ce travail, en s’intéressant à l’analyse climatique, géographique, historique et géopolitique de cette situation, barrages turcs, réchauffement climatique, remontée des eaux salines, impact sur l’agriculture et l’élevage, situation économique des Arabes des marais, dépeuplement de la région, pression démographique et économique sur les régions plus au nord, poids des milices, conflits tribaux et religieux, impuissance de l’état, intervention de l’UNESCO (la zone est inscrite au Patrimoine Mondial), instabilité du pays, risques de guerre, … Et un sentiment d’impuissance face à un déclin quasi inéluctable, et dont on ne peut que tempérer les conséquences, sans guère pouvoir agir sur les causes. J’y apprends au passage que l’étymologie de « rival » est : celui qui utilise la même rivière qu’un autre.

Emeric Lhuisset, Last Water Wars, Ruins of a Future, 2016, verso des 4 dépliants du catalogue

Emeric Lhuisset, Last Water Wars, Ruins of a Future, 2016, verso des 4 dépliants du catalogue

Mais le catalogue, déjà, est biface : d’un côté des feuilles dépliables qui le composent, analyses et documents, de l’autre, des surfaces grises et marrons, mouchetées de blanc, parsemées de veines claires et de taches plus sombres : ce pourraient être des tableaux abstraits d’un peintre informel des années 60, ce sont des photographies aériennes que Lhuisset a réalisé sur place, des vues de ce terrain désertique, inhabité, érodé, à peine sillonné de quelques pistes. Car nous ne sommes pas là dans une exposition didactique, nous confrontant à une réalité brute et scientifique. Il y a là un passeur, un artiste qui a re-transformé cette matière brute et en a fait une oeuvre.

Emeric Lhuisset, Last Water Wars, Ruins of a Future, 2016

Emeric Lhuisset, Last Water Wars, Ruins of a Future, 2016

Ce travail photographique est basé sur une esthétique de la ruine : un paysage sans couleurs où les briques des édifices détruits se fondent dans les collines ton sur ton, des cicatrices marquant ce terrain dont on ne sait si elles sont du fait de l’homme ou de l’érosion. La photographe italienne Paola de Pietri avait aussi relevé les balafres d’un paysage après la guerre, mais c’était seulement un siècle après les combats (un travail pur et discret, aux antipodes de Yan Morvan, par exemple). Lhuisset, lui, tâtonne sur ce terrain de fouilles archéologiques où on ne retrouve guère que des traces de canaux et les vestiges du soubassement d’un pont, dont la vue aérienne semble une sculpture squelettique surréaliste dans sa tombe tout juste ouverte. Mais on ignore l’échelle, l’œil ne sait où se fixer pour dire si on voit là des cailloux ou des montagnes. Certaines photographies sont frontales, à hauteur d’homme, mais beaucoup sont prises par un drone, et ce sont surtout elles qui composent cette abstraction énigmatique.

Emeric Lhuisset, Last Water Wars, Ruins of a Future, 2016

Emeric Lhuisset, Last Water Wars, Ruins of a Future, 2016

Que fait donc là un artiste ? Émeric Lhuisset a déjà réalisé plusieurs projets dans la région, qui toutes avaient une forte dimension humaine, et constituaient une forme de témoignage et d’engagement. Cette série est plus froide, malgré quelques vidéos de témoignages fournies par une ONG, elle est plus aride et dépouillée dans sa forme, et surtout elle est fermée sur elle-même, sans beaucoup de solutions, ni d’espoir. Dans un long texte du catalogue, Philippe Dagen développe ce concept de l’artiste témoin, de l’artiste en prise sur le monde, refusant la distraction et le spectacle, et usant de la simplicité des formes pour déranger le spectateur. Que fait donc là un artiste, sinon nous donner à voir autrement, sinon nous tirer à l’écart, au delà des analyses savantes et des reportages rapides, pour tenter d’extraire l’essentiel, mieux montré que dit, mieux photographié qu’écrit : cette terre se meurt, et ces ruines sont notre futur.

Photos courtoisie de l’artiste.

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