Un Prix Duchamp idiorrythmique ?

Publié le 15 octobre 2016 par Masmoulin

Ulla von Brandenburg, It Has a Golden Sun and an Elderly Grey Moon, 2016, capture d’écran

en espagnol

Cette année, la nouveauté n’est pas tant que la présentation des œuvres des quatre finalistes du Prix Marcel Duchamp se fasse au Centre Pompidou, dans un espace bien plus grand qu’à la FIAC, permettant ainsi des installations bien plus aérées, mais c’est que ces quatre présentations ont été orchestrées par une commissaire, la plus jeune conservatrice du MNAM. Plutôt que d’imaginer les trésors de diplomatie qu’elle a dû déployer pour aménager l’espace aussi équitablement que possible, on ne peut qu’admirer ses efforts pour parvenir à dégager -ou même à susciter – un sens commun à ces projets de quatre artistes, déjà – imagine-t-on – farouchement individualistes, et de plus, ici, concurrents. Dans ses cours au Collège de France en 1977, Barthes avait théorisé le concept d’idiorrythmie, inspiré du mode de vie des ermites du désert d’Égypte aux premiers siècles de l’ère chrétienne : chacun menant sa vie propre en solitaire, chacun définissant sa relation au monde et à Dieu, mais tous se retrouvant pour des prières et des célébrations en commun. Y a-t-il ici une manifestation idiorrythmique ? Nos quatre artistes se retrouvent-ils ici pour un regard commun dans la même direction ? Pour une même « expérience cathartique face aux enjeux anthropologiques et politiques contemporains » ? Pour « envisager les destins individuels comme le lieu d’une transformation sociale plus large » ? Plus ou moins, à mon sens. Et ce sont les deux projets les plus évidents, les plus directs qui répondent le mieux à cette prescription, alors que les deux projets les plus subtils, les plus réfléchis ont davantage de mal, me semble-t-il, à entrer dans ce cadre.

Barthélémy Toguo, Vaincre le virus, 2016, vue d’exposition

Barthélémy Toguo s’intéresse au sida et à Ebola, et collabore avec l’Institut Pasteur, ce qui est tout à fait louable. Est-ce suffisant pour construire une œuvre qui ne se contenterait pas de montrer et de parler, mais qui transcenderait le réel pour toucher le sensible, le non-dit, le moins évident ? À voir ces vases monumentaux (faits en Chine, précise-t-il) montrant son visage poupin entouré de chauves-souris et de schémas vaguement scientifiques, ces maquettes pointues de cellules infectées et ces dessins muraux, à lire son discours sur l’eau à la fois purificatrice et vecteur de maladies, on se dit que tout cela conviendrait mieux au Palais de la Découverte, et que, aussi nobles soient ses intentions, on peut faire mieux pour illustrer les rapports entre l’art et la science.

Kader Attia, Réfléchir la mémoire, 2016, capture d’écran

L’installation de Kader Attia (qui a donc droit à une deuxième chance, ayant déjà été nominé en 2005, ce qui n’était auparavant arrivé qu’une fois, avec Claude Closky) se veut tout aussi scientifique : une douzaine d’entretiens avec des chirurgiens, des neurologues, des psychanalystes, au sujet du membre fantôme, amputé mais toujours présent. C’est toujours un peu le même discours et on s’en lasse vite. Ce qui est surprenant, c’est qu’à part le Palestinien Nidal Bulbul qui perdit une jambe du fait de l’armée israélienne à Gaza en 2007 (mais, cela, Attia ne le mentionne pas…), aucune autre victime, aucun autre amputé n’a la parole : comme l’écrit fort bien Grada Kilomba à propos des esclaves, ce ne sont que des objets, pas des sujets. Les amputés réduits au silence ne sont présents ici que par le biais d’un protocole répété à l’identique une dizaine de fois, leur installation dans un mécanisme où un miroir donne l’impression que le membre absent redevient présent : artifice thérapeutique peut-être, mais démarche artistique d’objectivation devenant vite commune et banale. L’analogie entre perte d’un membre, perte d’un être cher et perte d’une identité, d’une culture, d’un territoire (ce dont Bulbul aurait parlé avec bien plus d’éloquence et d’engagement) est intéressante, mais ne la développer que par ce seul médium, des interviews filmées d’« experts » (il y a bien deux ou trois artefacts à côté, comme la demi-pita ci-dessus, mais il n’ajoutent pas grand-chose au propos) ne lui insuffle pas la force, la pertinence artistique qu’elle mériterait, à mes yeux. [Mais c’est lui qui a gagné.]

Yto Barrada, Objets indociles (Supplément à la vie de Thérèse Rivière), 2016

L’attrait premier de l’installation d’Yto Barrada est sa quasi fusion avec son sujet, l’ethnologue Thérèse Rivière (sœur de Georges-Henri), qui, après plusieurs missions en Afrique du Nord, sombra dans la dépression bipolaire : quasi fusion car cette reconstitution de sa chambre mêle indistinctement des objets collectés par Thérèse Rivière, ses notes, son journal, et des pièces créées par l’artiste, sans qu’il soit le plus souvent possible de distinguer les uns des autres. L’artiste ici est comme habitée par son sujet, le sujet se réincarne dans l’artiste, la distance entre elles est abolie, gommée ; le destin de l’une est impossible à comprendre, à classifier, et l’autre ne s’y risque pas, mais témoigne, au-delà des traces, des empreintes, d’une tranche d’histoire et de vie, en étant simplement inspirée. Au-delà du charme mélancolique des objets présentés (comment apprendre à parler à un perroquet, un outil de torture caché au milieu des jouets d’enfants), c’est là un travail d’une force peu commune.

Ulla von Brandenburg, It Has a Golden Sun and an Elderly Grey Moon, 2016, vue d’exposition

Celle qui échappe le plus à la dialectique de la commissaire est Ulla von Brandenburg, et d’abord parce que le spectateur en est partie prenante : la structure en ziggurat d’un blanc étincelant sur laquelle, après une imperceptible hésitation (en ai-je bien le droit ?) le regardeur s’installe est la même (ou presque) que celle que nous voyons à l’écran ; un des protagonistes va souffler dans un buccin identique à ceux qui sont là à nos côtés. Ce mécanisme d’écho se joue aussi entre la grâce des danseurs que nous voyons dans le film et notre lourdeur sur ces marches malaisées où le vertige nous guette. Les danseurs, tout de blanc vêtus, accomplissent une suite de dons, d’échanges, de soutiens, d’équilibres, ils vivent ensemble (comme chez Barthes). Mais surtout ils jouent (première fois chez Brandenburg) avec la couleur : des couvertures colorées servent de manteaux, de voiles, de tapis, d’écrans all-over parfois quand elles viennent occulter l’objectif, ce sont des protections pour sans-abri, des manteaux de saint Martin. Parfois, abandonnées au sol, elles sculptent le corps d’un SDF ; parfois, brandies, elles sont des étendards et parfois elles dissimulent l’intimité des corps, toujours présents. Peut-être qu’à sa manière, déjouant le propos centralisateur, Ulla von Brandenburg (qu’il y a trois ans je rapprochai déjà de Yto Barrada) nous parle aussi du sida et d’Ebola, de l’amputation et de la perte, de la fusion et de l’empathie : à nous de nous ouvrir face à cette œuvre rituelle, ambiguë et poignante.

Au passage, on notera que la parité homme/femme est respectée dans la sélection pour ce Prix, ce qui est rarement le cas, et aussi que – pour la première fois – la « scène française » est représentée par quatre artistes d’origine étrangère (profitons-en vite, avant que notre prochain(e) Président(e) ne le limite aux Français de France).

Photos de l’auteur, excepté la première.

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