Au temps pour moi. J'ai fait état dans un précédent article d'une chute de la production pétrolière aux Etats-Unis en début d'année. Les extractions américaines sont entre-temps reparties à la hausse, atteignant 9,7 millions de barils par jour (Mb/j) au mois d'avril, d'après les dernières données mensuelles fournies par l'administration Obama.
[Mise à Jour] La reprise de la production en avril constituait tout compte fait un pic de production, affirme maintenant Washington. Coïncidence, le jour de la publication de ce post, l'administration de l'énergie américaine a indiqué dans son nouveau rapport de prospective à court terme :
" La production US de pétrole brut a décliné de 50 000 barils par jour en mai, par rapport à avril. La production devrait globalement continuer à chuter jusque début 2016 avant que la croissance reprenne. La production américaine de brut devrait être en moyenne de 9,5 Mb/j en 2015 et de 9,3 Mb/j en 2016. "
Dopée depuis près de cinq ans par le boom du pétrole de schiste, la production américaine d'or noir frôle de plus en plus le record établi lors du pic historique de production de 1970. Le rythme de croissance de la production marque cependant nettement le pas, souligne l'agence Reuters, estimant qu'un tel ralentissement pourrait annoncer l'approche d'un plateau.
La résilience du boom du pétrole de schiste face à la chute des cours du baril concentre beaucoup d'attention : sans ce " shale oil ", qui constitue la plus prometteuse des nouvelles sources de pétroles non-conventionnels, la croissance de la production mondiale d'or noir - nécessaire jusqu'ici à la croissance de l'économie mondiale - serait stoppée :
Parmi les Etats dans lesquels s'est jusqu'ici concentré le boom du pétrole " de schiste " (ou de roche mère à proprement parler), seul le Texas voit ses extractions poursuivre leur progression. Dans le Dakota du Nord, second épicentre, la production est en décrue sensible depuis un pic franchi en décembre 2014 ; elle était revenue en avril à son niveau de septembre 2014, lorsque s'amorçait l'effondrement des cours de l'or noir.
Dans l'Ouest du Texas, le bassin sédimentaire appelé " Permien " bénéficie de la plus importante marge de progression future pour la production du pétrole de schiste, selon le département de l'énergie américain. Dans l'Est du Texas, le bassin d'Eagle Ford se trouve très proche de ses limites géologiques d'extraction, et devrait entrer en déclin avant la fin de la décennie, toujours d'après les experts de Washington.
La production américaine totale de pétrole aux Etats-Unis devrait plafonner et s'effriter légèrement avant 2020, selon un scénario médian que les spécialistes du pétrole au sein de l'administration Obama assument depuis plusieurs années, et qu'ils ont confirmé une nouvelle fois en 2015 :
La production américaine se trouverait déjà toute proche d'un maximum, si les cours du brut devaient rester durablement bas, pronostique encore le département de l'énergie.
Le PDG de la compagnie pétrolière Royal Dutch Shell estime que grâce aux efforts consentis pour compresser les coûts, les extractions de pétrole de schiste devraient continuer à se maintenir encore " pendant quelque temps " au niveau actuel, jusqu'à ce que " les zones les plus propices à la production [les " sweet spots "] commencent à s'épuiser ".
Les compagnies pétrolières indépendantes responsables du boom du pétrole de schiste éprouvent depuis plusieurs semaines de sévères difficultés à se refinancer, constate le Financial Times, tandis que The Economist insiste sur l'état " épouvantable " de leurs comptes. Ces compagnies ont financé leur développement grâce à un recours massif à l'endettement, permis par la politique monétaire très accommodante de la banque centrale des Etats-Unis depuis la crise de 2008.
D'ici à 2020, en dehors des pétroles de schiste aux Etats-Unis, seuls les sables bitumineux du Canada et le pétrole offshore ultra-profond au large du Brésil seront en mesure de compenser le déclin de nombre de zones pétrolifères conventionnelles anciennes, souligne l'Agence internationale de l'énergie. Après 2020, c'est au seul Moyen-Orient, et avant tout au très instable Irak, que reviendra la position clef de voûte dans le système énergétique global (tel que celui-ci demeure, en tout cas) :
Au Canada, le temps est aux vaches maigres pour les exploitants des sables bitumineux de l'Alberta, rapporte le Financial Times : aucun nouveau projet nécessaire afin de continuer à accroître la production ne saurait être financé en-dessous de 100 dollars le baril.
Au Brésil, la compagnie nationale Petrobras vient d'annoncer une profonde révision à la baisse de ses objectifs de production pour 2020, passant de 4,2 Mb/j à seulement 2,8 Mb/j. Petrobras, responsable de l'essentiel des extractions de brut du pays, est empêtrée dans un vaste scandale de corruption. Mais elle peine aussi, depuis l'effondrement des cours du baril, à disposer des capitaux nécessaires pour financer le développement terriblement coûteux de l'exploitation des nouveaux champs offshore ultra-profonds.
En Irak, suite à la chute des cours du brut, Bagdad a demandé aux compagnies pétrolières de réduire leurs dépenses de développement de la production, a révélé en mars l'agence Reuters. Suite à ces réductions d'investissements, diverses sources au sein des compagnies actives en Irak font désormais savoir à Reuters qu'il leur sera très difficile d'accroître les extractions afin de passer de 3,5 Mb/j cette année aux 5,5 à 6 Mb/j qu'escompte le gouvernement irakien pour 2020.
Signe évident que l'industrie pétrolière s'enfonce dans une crise sévère, les compagnies de services pétroliers, directement tributaires des investissements des entreprises qui pompent le brut, enchaînent les annonces de plans d'économies drastiques. Dernière en date, après notamment Schlumberger, Baker Hugues et Vallourec, Technip a fait savoir le 6 juillet qu'elle s'apprête à supprimer 6 000 postes, soit rien de moins que 16 % de ses effectifs mondiaux.
Côté demande, la croissance de la consommation mondiale de pétrole, repartie en flèche au cours du premier semestre 2015 à la faveur de la chute des cours du brut, pourrait bien être sur le point de marquer le pas, a estimé début juin l'Agence internationale de l'énergie.
En Chine, les violents cahots que subit le moteur de l'économie mondiale (explosion de bulles spéculatives, baisses des taux de la banque centrale afin de soutenir l'activité) entraînent depuis près d'un mois des chutes très nettes des cours des grands métaux industriels ainsi que du pétrole. Ed Morse, star de l'analyse des marchés des matières premières œuvrant pour la banque Citigroup, estime que la demande chinoise sera " considérablement plus faible à l'avenir que ce qui est anticipé par le consensus ", relatent Les Echos.
Après être remonté au-dessus des 60 dollars à la fin du printemps, le cours du baril de Brent a doucement glissé en juin, et chute franchement en ce début de mois de juillet. Il se situait autour de 56 dollars le 7 juillet.
Autour du golfe Arabo-Persique, les maîtres de l'or noir, détenteurs des réserves ultimes de pétrole " facile " et bon marché, continuent d'arbitrer le jeu de massacre.
L'Arabie Saoudite paraît déterminée à garder ses vannes ouvertes à fond, tandis que l'Iran espère pouvoir très vite les ouvrir de même (dans l'hypothèse toujours incertaine d'un aboutissement favorable des négociations sur le nucléaire et d'une levée rapide des sanctions économiques occidentales).
Disposant d'un marché asiatique largement (et périlleusement) captif, auquel ils peuvent vendre leur brut relativement plus cher, les puissances pétrolières du Moyen-Orient apparaissent toujours en mesure de rompre les reins des producteurs des pétroles non-conventionnels et extrêmes ayant émergé durant les dix dernières années.
" Si les investissements continuent à être insuffisants, les pétroles non-conventionnels pourraient s'effacer au cours de la prochaine décennie ", s'est inquiétée une influente responsable du Conseil mondial de l'énergie, Joan MacNaughton, lors d'une récente conférence sur la géopolitique de l'énergie à Bruxelles.
Les pays du golfe Persique sont-ils eux-mêmes en mesure de maintenir les investissements nécessaires à la préservation ou à l'accroissement leurs capacités d'extraction ?
Pour l'Irak l'équation, on l'a vu, reste des plus compliquées tant que les cours du brut ne remontent pas.
En Iran, l'Agence internationale de l'énergie (AIE) a prévenu à plusieurs reprises que la baisse de la production provoquée par les sanctions économiques risque de se transformer en une baisse des capacités physiques d'extraction, faute d'investissements adéquats dans la maintenance de champs d'hydrocarbures souvent aussi complexes qu'anciens.
Le Koweït manque lui aussi d'investissements pour maintenir durablement ses capacités de production, répète depuis plusieurs années l'AIE.
En Arabie Saoudite, l'accroissement très marqué des activités de forage depuis 2011, en dépit d'une volonté ancienne de s'en tenir à une gestion relativement conservatrice des réserves d'or noir, ne peut manquer de susciter des interrogations sur la capacité du royaume à maintenir ses capacités d'exportation à moyen et long terme.
Les cours du brut peuvent-ils bientôt remonter, compte tenu :
- d'une part, d'un marché pétrolier paraissant devoir pour l'heure rester d'autant plus surapprovisionné que les signes avant-coureurs d'un fléchissement de la croissance chinoise (et par là de l'économie mondiale) se multiplient ;
- d'autre part, d'une capacité à investir de l'industrie pétrolière radicalement sapée par la baisse des cours, et qui risque d'entraîner à une échéance incertaine l'effet contra-cyclique d'un fléchissement des capacités mondiales d'extraction de l'or noir ?
Autour de cette question délicate s'emboîtent, comme en une poupée gigogne, deux problèmes plus vastes que je me contenterai de présenter de mon mieux dans un prochain post :
- si elles adviennent, les limites à la croissance dans un monde fini ne risquent-ils pas de se manifester (contrairement à l'intuition générale) par des prix et une demande faibles [*] ?
- quel est la nature du lien entre énergie et croissance économique ?
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[*] Certains des lecteurs les plus passionnés par les enjeux explorés ici reconnaîtront l'hypothèse formulée à plusieurs reprises au cours des derniers mois sur son blog par l'excellente Gail Tverberg.
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Je suis depuis 2010 blogueur invité de la rédaction du Monde.En mars, j'ai publié" Or Noir, la grande histoire du pétrole ", éd. La Découverte (26 euros, 620 pages hors annexes). Dans ce livre, je tente de raconter comment l'abondance énergétique a - par elle-même - transformé le monde, et j'envisage ce qui risque de nous attendre pour la suite :