On sait, ce n’est plus un secret pour personne, à quel point je suis fan du KW Kwatyor de la Réunion. Eh bien après le concert de ce soir je persiste et je signe. Ce fut une folie, un moment de folie musicale indescriptible, que cependant je vais tenter d’évoquer.
Et tout de suite je vais parler de Nietzsche, car mon philosophe préféré celui qui m’a fait naître à un semblant de pensée était là présent tout entier, avec son premier grand livre admiré de Brahms et de Wagner, La Naissance de la Tragédie : » Ce n’est qu’en tant que phénomène esthétique que l’existence et le monde, éternellement, se justifient. » Quand on lit cela à 15 ans et qu’on est en recherche de ce que Nietzsche appellera « un port dans la morale » (pour dire qu’il est introuvable), on est comme foudroyé. Ce soir en écoutant (non, en recevant par tous les pores de la peau) la musique impérieuse, improbable, impossible, salvatrice, apotropaïque, du Kwatyor augmenté du percussionniste Vincent Philéas, un peu de mon corps était là, assis. Le reste, l’essentiel, était ailleurs dans des nuées des souks des steppes des carousels des noubas des concours de bozkashi, les funérailles de Mumtaz la Perle du Palais pour qui fut érigé le Taj Mahal plus beau monument qui soit au monde et dont le seul souvenir me noue la gorge, et au fond dans tellement de choses entre nous humains et que nous sommes prêts à multiplier comme aux Noces de Cana les pains et les poissons, finalement le vin. Vous n’y croyez pas ? Moi non plus, et faudrait-il cela pour aimer Bach, Mozart, Rossini, Puccini ? Je n’y crois pas et ce soir sous mes yeux et dans mes oreilles un moment de beauté a valu l’univers entier, comment est-ce possible même si Keats a écrit ce vers intraduisible autrement que de façon ridicule,
A thing of beauty is a joy for ever
Oui je pensais sans cesse à ce vers incroyable, baigné dans cette musique aussi incroyable, et comme dans un interminable orgasme, dirai-je un orgasme sans corps ? non cependant, seuls les amants de la musique comprennent, et il n’y avait ce soir que des amants de la musique. Je l’ai déjà raconté ailleurs mais un blog de bientôt 2000 pages c’est comme une vie de prof ou de perroquet, alors je recommence. En 1969 j’étais en première année à Saint-Cloud et le dimanche le restau fermé on descendait à Boulogne manger chez Ahmed à Billancourt près des usines Renault. Ahmed avait un autre avantage, un Scopitone sur lequel on pouvait passer les tubes du Moyen-Orient, dont un libanais chanté par une fausse blonde et qui disait Allo Allo Allo Beyrouth ? Je vous laisse faire l’accent, on raffolait de cet Orient lointain, si lointain même pour Ahmed et son couscous (vraiment) royal qui ne savait quand il reverrait sa Kabylie le pauvre, pas islamiste pour un sou et faisant crédit aux indigents.
Oui ce soir je repensais à tout cela si cet orgasme musical permet encore de penser, cependant que ces fous du Kwatyor déchaînés par Philéas ses cymbales sa derbouka incendiaient l’air autour de nous avant une « Marche (vraiment) turque » à propos de laquelle je dois gourmander Nils porte-parole de cette soirée : non, cher Nils Mozart ne s’est pas retourné dans sa tombe ni une ni deux fois mais s’il l’avait pu il aurait sauté de sa boite pour hurler de rire parmi nous parce que sa musique supposait tellement celle que vous avez réalisée qu’on ne peut plus l’entendre autrement désormais. Idem pour la Cérémonie turque du Bourgeois gentilhomme de Charpentier. Le public déjà enthousiaste, c’était à la fois l’ennemi et l’exotisme si proche, les mains courtisanes devaient claquer, les escarpins marquer la mesure car tout le monde savait danser à l’exemple de LOUIS. Philéas et le Kwatyor avaient choisi d’être pieds nus et les pieds marquaient la cadence, à tour de rôle les musiciens jouaient debout ou devenaient percussionnistes, jouaient aussi « col legno » avec le bois de leurs archets, par moments on pensait aux Quatuors de Bartok, à la musique de Kurtag, à quelque expérimentation d’avant-garde même s’il n’y a plus aujourd’hui d’avant-gardes, rien que des Orphée enfant partout dans ce monde auquel nous persistons à croire envers et contre tout. Choukran, merci, oui mille fois merci à vous Eva Kahina Marc-André Nils Vincent. Grâces vous soient rendues. Comme on disait du temps de LOUIS c’était du dernier beau.
Alain PRAUD