Magazine Journal intime

Inactuelles, 65 : Lettre posthume à Fidel Castro

Publié le 04 décembre 2016 par Dunia

J’avais envie de t’écrire, Fidel, et depuis longtemps. Bien entendu – nous sommes matérialistes toi et moi – je sais que tu ne me liras pas vraiment, d’autant que personne ne sait scientifiquement la date de ta mort, car ta mort t’a été volée, verrouillée par ton frère Raul seul habilité à l’annoncer. Comme certains pharaons (le président algérien Boumedienne par exemple) tu es peut-être mort depuis longtemps sans qu’on m’en ait informé, vermisseau que je suis. N’importe, je t’écris quand même car j’ai plein de choses à te dire.

Et d’abord ceci. Le monde a découvert ton existence en 1959 et quelle coïncidence moi aussi, j’avais dix ans, mon père m’avait emmené au cinéma mater en sa compagnie, immense cadeau qu’il m’a fait, le sourire et le décolleté de Romy Schneider dans Sissi Impératrice, inutile de te dire que comme toi cette vision m’a bouleversé (j’ai su plus tard que nous partagions une passion déraisonnable pour la beauté des femmes – pardon du pléonasme : où ailleurs y a-t-il de la beauté ?). Mais avant de voir Romy je t’ai vu aux actualités du Mineur Pathé, ou plutôt non toi mais tes conséquences, des hommes fusillés basculant dans une fosse. D’abord c’était la première fois que je voyais mourir quelqu’un devant moi et de façon violente qui plus est, mais surtout j’ai retenu le commentaire, certes orienté me diras-tu : « Ils avaient le tort d’être resté trop fidèles à Batista »… Fidel/fidèles, humour! que je n’ai perçu que plus tard je te l’avoue. Bon, fusiller des gens, après tout on ne fait pas d’omelette (révolutionnaire) sans casser plein d’oeufs (réactionnaires) – nous autres Français et c’est pour ça que tu nous aimes savons cela depuis Robespierre et Saint-Just. Surtout ce dernier dont à mon avis tu sais les discours par coeur, je me trompe ? Allez, quelques exemples : « Pas de liberté pour les ennemis de la Liberté ! » Bon ça c’est un peu facile, tout le monde connaît, mais aussi « N’en doutez pas, tout ce qui existe autour de nous doit changer et finir, parce que tout ce qui existe autour de nous est injuste ; la victoire et la liberté couvriront le monde. » Et il ajoute (il lui reste deux mois à vivre) : « Déjà la liberté respire, les coupables sont dénoncés de toutes parts ; que la justice et la vengeance populaire s’attachent à leurs pas, et que la justice les châtie ! » Et le fameux 9-Thermidor, alors que Robespierre a eu la mâchoire fracassée par la balle du gendarme Merdat, et que vous êtes tous sous le couperet de la Veuve : « Le bien, voilà ce qu’il faut faire, à quelque prix que ce soit, en préférant le titre de héros mort à celui de lâche vivant ! » Il avait dit aussi, car tout ce qu’il écrivait il le disait hautement :  » Les malheureux sont les puissances de la terre ; ils ont le droit de parler en maîtres aux gouvernements qui les négligent. » Un certain Karl Marx n’a pas eu à broder beaucoup, son manifeste était écrit depuis un demi-siècle.

Oui Fidel tu aimais la Révolution française, c’était ton modèle et aussi la Commune de Paris noyée dans le sang (« La Butte rouge c’est son nom / Le baptême s’y fit un matin… ») Une mythologie qui a sa noblesse et que j’allais partager avec toi des années durant, voire des décennies. Certes en 69 je n’avais pas de poster de Che Guevara dans ma thurne à l’ENS de Saint-Cloud, ni de Mao comme bien d’autres, mais un altier Ho Chi Minh avec la devise « Il n’y a rien de plus précieux que l’indépendance et la liberté ». Cela pour te dire que tu avais en nous jeunesse de France une alliée indéfectible. Que de poèmes n’ai-je pas écrits sur, ou plutôt contre la guerre du Vietnam, et dont je ne rougis toujours pas ? Car toi aussi tu étais comme nous du bon côté, c’est comme le pain selon qu’on l’aime bien cuit ou moins cuit, évidemment pour nous c’était bien cuit, calciné même au besoin. J’ai su après Romy Schneider (mais toujours aussi adorable tu t’en souviens, La Piscine, etc.) que tu avais eu quelques ennuis avec les parrains US qui auparavant avaient livré
ton île à la Mafia, casinos, bordels e tutti quanti sous la protection de Batista tyranneau d’opérette mais qui faisait quand même torturer et disparaître des gens – on ne fait pas d’omelette…je ne vais pas me répéter). Enfin bref :

Je t’aimais inconstant, qu’aurais-je fait fidèle ? C’est fou ce qu’on peut s’amuser avec un nom pareil, pardon.

Là où j’ai moins rigolé (j’avais douze ans et quasiment mon cortex actuel je suppose) c’est quand à la faveur d’un pataquès soviéto-JFK tu as failli nous anéantir tous même tes amis dans un conflit thermonucléaire, enfin l’histoire des missiles amenés par le Kremlin et qui ont dû faire demi-tour. Ton intelligence est proverbiale, alors comment as-tu pu imaginer une seconde que les Ricains accepteraient ne fût-ce que le prolégomène du début de l’idée d’une batterie de missiles thermonucléaires à moins de 100km de leurs côtes ? Je n’aurai pas l’outrecuidance de prétendre que dès lors j’ai douté de ton sens stratégique, mais peu d’années après oui. Comme Hannibal tu es un grand stratège mais incapable de gagner durablement puisque c’est à Rome qu’il fallait casser les reins et tu ne l’as pas fait.

Et ce n’est pas sans raison que je te compare à Hannibal, définitivement grillé après son invraisemblable épopée italienne avec éléphants et tout le toutim (sais-tu qu’un jour de 1985, me baignant dans le lac Trasymène et son 1,20m de fond vaseux et tiède j’ai cru voir surgir devant moi un décurion en grande tenue ? J’avais dû abuser du Valpolicella) – Vincere scis Hannibal sed victoria uti nescis, lui fut-il dit en latin à son retour (comme aujourd’hui on ne parle plus qu’un vague anglais partout) : Tu sais vaincre coglione, mais après que fais-tu de ta victoire, on te le demande au nom de Baal et de quelques autres qui ne te lâcheront plus les mollets. Pense à eux, merci. Toi non plus Fidel tu n’as pas changé le monde ni même ébranlé la maudite Amérique impérialiste, mais au moins replié sur ton île tu as su y entretenir un culte à ta délectable personne et à sa capacité oratoire jusqu’à présent invaincue : qui va se risquer après toi à des discours de cinq heures relayés devant des foules immenses par l’unique radio-télé permise ? Je sais que cela va te paraître désobligeant mais je pense souvent à Néron, criminel sans scrupules mais aussi administrateur et expert dans l’art oratoire. Que ne l’a-t-on calomnié depuis son règne, alors que d’autres après lui firent bien pis ?

L’idéal prétendent les taoïstes et quelques autres est de ne laisser aucune trace sur ce monde de poussière. Avec les meilleures intentions du monde (je veux bien le croire) tu as entrepris le contraire de cette leçon de vie, te proclamant même comme Auguste pontifex maximus et n’autorisant aucune contestation de ce titre ici et maintenant. Dans tous les siècles cette attitude fut une erreur payée cash, et quand il n’en fut pas ainsi les peuples concernés ont eu le loisir de s’en souvenir. Tu as fait de ton peuple un autiste passionnant ( la salsa, le Malecon et – révérence parler – les putes adolescentes, car quand on a besoin de devises…) et un autiste malheureux qui ne sait vers où se tourner maintenant, faute d’ordinateurs et même de bagnoles – les Pontiac rafistolées n’amusent qu’un temps et consomment beaucoup. Oui ton nom restera Fidel parce qu’après tout il faut que les héros soient sales comme tout le monde les mains dans le cambouis de l’Histoire (ce qui n’est le cas ni de Gandhi ni de Mandela). Tu as mis les mains dans le cambouis, dans les jolies femmes, tu les as essuyées aux rideaux de l’Histoire, on va dire comme ça, ce qui est sûr c’est qu’on ne t’oubliera pas. Enfin, dans les décennies à venir. Au-delà comme toi nul ne rêve.

Alain PRAUD

PS : J’apprends comme le monde que tu as souhaité, donc ordonné, que rien à Cuba ne porte ton nom après ta mort. Espérant seulement que c’est ta décision et non celle opportuniste de quelques oligarques dont ton frère. Sous l’Empire romain ces choses étaient banales, on appelait ça la damnatio memoriae. Effacement de la mémoire collective. C’était une décision hautement politique, religieuse même. Si César l’avait décidé.


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