Magazine Journal intime

Mono no aware, 45 : Le visage de Michel Bouquet

Publié le 12 octobre 2016 par Dunia

Mon père (1911-1998) ressemblait étonnamment à Michel Bouquet. En tout cas dans les années 60 de l’autre siècle il lui ressemblait à s’y méprendre. Cependant il n’était jamais monté sur scène à ma connaissance (sa vie avant 1940 était un secret d’Etat). En 1966 il se résolut à acheter une télé en noir et blanc, et c’est avec lui que j’ai vu Michel Bouquet. Je me souviens de cette scène forte : assis à sa droite devant l’écran je ne pouvais manquer aucune de ses réactions. Il s’agissait du Malade imaginaire, suprême ironie tant mon père, à ce moment et jusqu’à la fin, hypocondriaque typique, s’abreuvait de tisanes magiques. Ce pourquoi j’ai assisté avec lui à la scène 1 de l’acte I, où Argan épluche méthodiquement les ordonnances extravagantes et surtout dispendieuses de ses médecins, comme si c’était de lui qu’il s’agissait. Et tout de suite il a franchi la distance, traversé l’écran. Il était Michel Bouquet. Il ne cesserait plus de le vénérer.

Et moi aussi Michel Bouquet je le vénère. Bien entendu qu’il sublime à lui seul l’image paternelle fort contestable par ailleurs comme chez tout un chacun, mais au fond c’est fini pour moi : je ne vois plus que lui, surtout je n’entends que lui, et sa voix est si différente. Ce soir sur la 5 il était l’invité pour son rôle de FurtWängler, et il y est terriblement crédible, comme dans Ionesco, Shakespeare, Molière et qui l’on voudra. On peut relire Le paradoxe du comédien de Diderot, cette lecture n’épuisera jamais le mystère de l’identification tout en restant soi-même qui fait la magie du théâtre.

Michel Bouquet a un visage comme tout un chacun, et selon Emmanuel Levinas c’est justement le visage humain qui par son épiphanie est l’humanité entière. Et j’en suis comme lui et par lui convaincu. D’abord parce qu’il n’a plus vraiment de corps – certes nonagénaire mais pas seulement : identifié à ces troncs tels que Beckett, et s’il l’eût osé Shakespeare, celui qui osa secouer la poire selon Jarry. Il est en train de devenir un masque, le masque grec que chaque acteur portait, et pas forcément toujours le même, comique ou tragique. Mais il va plus loin en ce que le masque lui-même s’anime, généralement bienveillant et rieur en société, tout autre sur scène au besoin c’est à dire tout le temps. De sorte que le visage de Michel Bouquet, c’est le visage humain lui-même. Et au fond c’est tout le théâtre depuis les Grecs au moins – peut-être plus loin, Proche-Orient, Inde, Chine, nous n’en savons trop rien. Michel Bouquet maintenant il suffit qu’il hausse les sourcils à peine, ou une inclinaison de tête, pour que le monde cultivé s’interroge sur l’originalité de son interprétation. Mais c’est idiot, et c’est trahir le modèle : non seulement Bouquet n’a jamais prétendu confisquer un rôle à la postérité, mais on reste admiratif devant ses enthousiasmes pour les jeunes acteurs et metteurs en scène. Il est lui-même et d’autant mieux qu’il est en situation de passer le relais.

Et c’était ce soir sur la 5 une occasion unique, quoique trop brève bien sûr de le voir au naturel pour ainsi dire : à table, honoré, plaisantant, honorant les autres et surtout les plus jeunes, sans réserve. Un gentleman ? Surtout un grand artiste dans sa vérité et son authenticité. Ce spécimen humain devient si rare qu’à défaut d’ espèce protégée on pourrait au moins le faire largement connaître. Mais ne rêvons pas : les agents de starlettes aussi ridicules que fructueuses veillent jalousement au grain. Puisque c’est le leur. Et sans le moindre investissement. Comme ils disent : elle est pas belle, la vie ?

Alain PRAUD


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