Dilma Rousseff, Lula, Raul Castro, Nicolas Maduro, aux funérailles de Fidel (photo Instituto Lula).
Depuis la fin 2015, on assiste à un tournant politique en Amérique du Sud : le reflux de la gauche et du populisme, qui ont marqué la région après l’élection du lieutenant-colonel Hugo Chavez à la présidence du Venezuela (1999-2013). En Argentine, la défaite du péronisme à la présidentielle de novembre 2015, a été aussitôt suivie par la victoire de l’opposition vénézuélienne aux législatives de décembre. Au Brésil, après la destitution controversée de la présidente Dilma Rousseff, le 31 août 2016, son Parti des travailleurs (PT, gauche) a subi une débâcle sans précédent aux municipales d’octobre. Au même moment, au Chili, la victoire de l’opposition aux municipales est un mauvais augure pour la coalition gouvernementale de centre gauche, avant la présidentielle de 2017.
Ces événements ne constituent pas le retour du balancier vers une droite conservatrice, mais plutôt un recentrage au profit du centre droit (en Argentine, au Brésil, au Pérou), voire du centre gauche (la coalition majoritaire à l’Assemblée nationale du Venezuela). En Colombie le centre droit fait la paix avec la guérilla d’extrême gauche, contre l’avis de la droite dure. Et la gauche est toujours au pouvoir au Salvador et au Nicaragua, en Bolivie et en Equateur, sans oublier le centre gauche en Uruguay.
Certains observateurs expliquent le renversement de tendance en Amérique du Sud par la fin du super-cycle de hausse des prix des matières premières (hydrocarbures, soja ou minerais). La réduction des recettes fiscales entraînerait une crise des politiques redistributives. Outre un déterminisme mécanique, l’inconvénient de cette explication est d’être contredite par la diversité de situation des vingt républiques d’Amérique latine. La récession au Venezuela, au Brésil, en Argentine ou en Equateur contraste avec la croissance molle du Chili, du Mexique ou de Cuba, et avec la bonne conjoncture en République dominicaine, au Panama, en Bolivie, au Nicaragua, au Paraguay ou encore au Pérou.
Alors autant privilégier l’analyse politique, les principales expériences emblématiques — le Brésil et le Venezuela — et la dynamique géopolitique : la mort de Fidel Castro, le 25 novembre, rappelle à quel point La Havane a gravité sur l’évolution des gauches, mais aussi des populismes, que ce soit le péronisme argentin ou le chavisme vénézuélien. Retour sur une décennie et demie propice aux envolées lyriques et aux lendemains qui déchantent.
L’épreuve du Forum social mondial
Porto Alegre (sud du Brésil), 30 janvier 2005 : le président vénézuélien Hugo Chavez s’invite au Forum social mondial, le rendez-vous des organisations non gouvernementales, de la société civile et des altermondialistes. Les organisateurs n’apprécient guère la présence d’un chef d’Etat, surtout lorsqu’il prétend briguer le leadership de la nouvelle gauche d’Amérique latine, censé être vacant par le vieillissement du castrisme.
Comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, le dirigeant de la « révolution bolivarienne » multiplie les impairs : Chavez tient une conférence de presse où les journalistes sont réduits à faire de la figuration, et un meeting au stade Gigantinho qui devient le point de ralliement de l’extrême gauche opposée à la coalition de centre gauche au pouvoir au Brésil depuis 2003. Le président Luiz Inacio Lula da Silva et son ministre Olivio Dutra, qui avait été le premier maire PT de Porto Alegre, y sont copieusement conspués : « Chavez si, Lula no ». Dans les coulisses du Forum, des dirigeants du PT, la formation présidentielle, ne dissimulent pas leur rage contre les Vénézuéliens, qui « étouffent tout débat politique en brandissant leur chéquier de pétrodollars ».
A ce moment-là, personne ne doute que les Latino-Américains sont face à « deux gauches » bien distinctes, décrites par le social-démocrate vénézuélien Teodoro Petkoff dans un ouvrage de 2005 : une gauche populiste (ou péroniste en Argentine), menée par Chavez, avec un penchant autoritaire, et une gauche réformiste et républicaine, alliée aux centristes ou indépendants, incarnée par l’ancien syndicaliste Lula. Cette dernière comprend la coalition de centre gauche qui a assuré la transition démocratique au Chili (1990-2010) et le Frente Amplio (Front élargi) qui gouverne l’Uruguay depuis 2004.
Belem (nord du Brésil), janvier 2009 : quatre ans plus tard, après quelques éditions nomades, le Forum social mondial revient au Brésil, mais cette fois-ci à l’autre bout du pays, à Belem, la porte de l’Amazonie. Lula tient sa revanche. Sur la tribune, les présidents « bolivariens » alliés de Caracas : l’Equatorien Rafael Correa, qui a appris à parler le marxisme orthodoxe à l’Université catholique de Louvain (Belgique), le Paraguayen Fernando Lugo, parlant comme le curé qu’il est, le Bolivien Evo Morales, mauvais orateur, et Hugo Chavez, au verbe facile, qui se plaint du temps de parole limité à dix minutes. Lula ferme le ban, en tant qu’hôte.
Dans la salle, les premiers rangs sont occupés par des Indigènes amazoniens en tenue traditionnelle, pour qu’Evo Morales ne s’avise pas de revendiquer l’identité amérindienne à lui tout seul. Ensuite, les syndicalistes de la Centrale unique des travailleurs, liée au PT. Les « bolivariens » prétendent incarner un « gouvernement des mouvements sociaux » ? Les Brésiliens montrent qu’ils peuvent en dire autant.
Par une habile mise en scène, le Forum de Belem présente l’image d’une gauche sud-américaine unique, réconciliée avec elle-même par-delà les diverses expériences et acteurs nationaux. Les divergences semblent remises au placard au nom de l’unité. En réalité, la raison d’Etat a pris le dessus, la diplomatie et les intérêts économiques ont remplacé la politique. Brasilia continue à faire cavalier seul et à vouloir jouer dans la cour des grands grâce aux BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), le regroupement des émergents que les Brésiliens prennent pour argent comptant. Mais en même temps, la diplomatie brésilienne se dote d’une stratégie sur mesure à l’adresse de ses voisins, avec l’Union des nations sud-américaines (Unasur). Pour prix d’un leadership mollasson, Brasilia envoie le géant du BTP, Odebrecht, rafler des marchés sans appel d’offres. Ça compense le coût des troupes brésiliennes engagées dans la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti.
Le poids du castrisme
Le rapprochement entre les deux gauches, fait au nom de la realpolitik et de la solidarité face à la superpuissance régionale, les Etats-Unis, suscite une certaine contamination idéologique. L’horizon théorique du « Socialisme du XXIe siècle » prôné par Hugo Chavez est d’autant plus attirant pour certains que les réformes structurelles sont partout en panne. Convertis tardivement au réformisme, les anciens révolutionnaires peinent à mettre en œuvre des réformes lorsqu’ils exercent le pouvoir.
L’idéologie ou la nostalgie révolutionnaires circulent à la faveur des voyages et rencontres. Le Forum de Sao Paulo, fondé par le PT en 1990, réunit les diverses formations de gauche et le Parti communiste de Cuba, un parti unique qui ne partage aucune valeur démocratique, mais reste une référence pour tous les orphelins de la Révolution. Une bonne partie des militants du chavisme, des gauches d’Amérique du Sud et d’Amérique centrale ou du péronisme des années Kirchner (2003-2015), sont des enfants de la génération perdue des années 1960-1970, victime des dictatures militaires et des défaites semées par la stratégie castriste des guérillas. L’ancien président uruguayen José Mujica et son homologue brésilienne, Dilma Rousseff, sont d’anciens guérilleros.
« L’échec des guérillas n’a pas été reconnu comme une défaite résultant d’une succession d’erreurs », affirme le journaliste et ancien député vert Fernando Gabeira, qui avait lui-même participé à la guérilla urbaine à Rio de Janeiro après 1968. Ancien guérillero, lui aussi, le Vénézuélien Teodoro Petkoff a une opinion tranchée sur la stratégie de la lutte armée : « Politiquement, ce fut une erreur trop grave pour qu’on puisse la revendiquer au nom de quoi que ce soit. Une erreur gravissime qui coûta des vies, des années de prison, qui fit un tort énorme à la gauche ».
En effet, la gauche démocratique colombienne paye un demi-siècle de coexistence avec la guérilla communiste des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et avec la guérilla castriste de l’Armée de libération nationale (ELN) : la gauche est handicapée au-delà de Bogota, municipalité remportée à trois reprises depuis 2004. Au Pérou, la gauche devait contrer les amalgames avec les guérillas du Sentier lumineux et du Mouvement révolutionnaire Tupac Amaru. Vingt ans après les années de plomb, la jeune Veronika Mendoza, qui a réussi une percée au premier tour de la présidentielle péruvienne de 2016, tente de tourner la page.
L’autocritique de la lutte armée en Amérique latine s’est rarement accompagnée d’un bilan critique du régime castriste, qui a prôné cette stratégie et a entraîné et souvent organisé les combattants. Dans la gauche latino-américaine, le silence sur les violations des droits de l’homme à Cuba est assourdissant. Or, les services secrets cubains ont changé de tactique, mais ils restent à la manœuvre partout. Au Venezuela chaviste, cela va encore plus loin, car ils sont présents à tous les niveaux de l’Etat, y compris les forces armées, les services de sécurité ou le registre civil, qui sert à établir les cartes d’identité et les listes électorales.
L’influence délétère du castrisme crépusculaire a renforcé le nationalisme du populisme et de la gauche, prête à endosser les habits neufs d’un antiaméricanisme récurrent, qui fonctionne comme un réflexe pavlovien. D’autant plus facilement que la Russie et la Chine, voire la Corée du Nord, trouvent toujours des zélateurs. Les anciens maoïstes du Parti communiste du Brésil (PCdoB), le plus vieil allié du PT, considèrent le Parti du travail nord-coréen comme un parti frère.
De Moscou viennent les éléments de langage contre les « putschistes », repris à Caracas et à Sao Paulo, à La Havane et à Buenos Aires, à Quito et à La Paz. Le complotisme antioccidental fait toujours recette chez les « néo-coms », ces néocommunistes qui sont à la gauche ce que les « néo-cons », les néoconservateurs, sont à la droite, des boîtes à outils, un prêt-à-porter conceptuel.
Lula et Dilma Rousseff, tout comme les « bolivariens », sont allés à Cuba rendre hommage à Fidel Castro lors de ses funérailles. Le rôle de La Havane est souvent minimisé. Tarso Genro, ancien maire PT de Porto Alegre, ex-ministre de Lula et ex-gouverneur de l’Etat de Rio Grande do Sul, y voit juste une « solidarité affective », sans illusions sur la nature révolutionnaire du régime cubain. Cependant, « des secteurs de la gauche méprisent les institutions bourgeoises », admet-il.
« Le mur de Berlin n’est pas tombé complètement, assure pour sa part Fernando Gabeira. L’aspiration à une révolution et au socialisme reste vivace. La conversion à la démocratie a été plus tactique que stratégique. Lula n’a pas été sourd aux sirènes de Chavez. Alors que le chavisme progressait en Amérique latine, l’occupation des postes de l’Etat et des entreprises publiques par la gauche brésilienne a été vécue comme une conquête du pouvoir. L’éventuelle alternance était vue comme une défaite. »
La conquête du pouvoir
L’anthropologue Luiz Eduardo Soares est un témoin privilégié, puisqu’il a participé à la première année de la présidence Lula comme secrétaire national à la sécurité publique. « Le PT a montré une voracité digne du PRI [le Parti révolutionnaire institutionnel hégémonique au Mexique pendant soixante-dix ans], raconte-t-il. Les postes ont été partagés entre les divers courants internes du PT et leurs alliés, au prix d’une crispation autoritaire. Le PT n’a pas réfléchi aux implications de la démocratie représentative et de l’Etat de droit. La gauche manque de vision sur le pays. Or, l’Etat brésilien est un Léviathan solipsiste, gigantesque et inefficace. »
Selon Luiz Eduardo Soares, ce déficit théorique révèle une sous-estimation de l’élaboration conceptuelle et universitaire, sous l’influence de la « théologie de la libération », courant catholique de gauche pour qui la politique découle de l’expérience populaire. Incarnation de cette sagesse du peuple, la figure de l’ancien métallurgiste Lula a été encensée, au point de freiner tout débat ou critique. Ce ne sont pas les détracteurs, mais un ancien collaborateur du chef de l’Etat, le politologue André Singer, qui a été le premier à parler de « lulisme ».
« Il y a eu une symbiose entre le dirigeant populaire et l’intelligentsia, souligne Fernando Gabeira. Aux Etats-Unis, le Parti démocrate désigne son candidat à travers des primaires. En revanche, le PT a accepté que Lula choisisse tout seul son successeur, comme le faisaient jadis les présidents mexicains du PRI. Dilma Rousseff n’était même pas un cadre historique du parti. La majorité et les minorités du PT ont néanmoins obtempéré. »
Certes, la succession est un problème pour tout dirigeant charismatique. Elu en 2013, Nicolas Maduro a dilapidé le capital de Chavez. Raul Castro peine à se démarquer de son aîné Fidel. Les petits enfants du général Peron et d’Evita préfèrent oublier la veuve Isabelita Peron, la présidente qui a ouvert la porte aux militaires en 1975. Evo Morales et Rafael Correa ne trouvent pas de successeur à la hauteur. La difficulté du renouveau frappe aussi la vieille gauche en Uruguay et au Chili, où la présidentielle de 2017 pourrait opposer deux anciens présidents, le socialiste Ricardo Lagos, 78 ans, et le conservateur Sebastian Piñera.
Cela étant, la convergence des gauches populistes et réformistes n’a pas convaincu tout le monde. Beaucoup y voyaient une simple tactique. Au Chili et en Uruguay, où la gauche gouverne en coalition avec le centre et reste très attachée à l’Etat de droit, on n’était pas dupe, mais Santiago et Montevideo sont des nains diplomatiques trop souvent silencieux.
Les Uruguayens sont bien placés pour connaître le péronisme depuis qu’ils ont accueilli les premiers réfugiés argentins après l’élection de Juan Peron en 1946. Lors des présidences péronistes de Nestor et Cristina Kirchner (2003-2015), l’Uruguay a subi les pires injustices et humiliations de la part du grand voisin presque sans broncher, à l’exception de quelques mots volés au président José Mujica, qui s’est empressé de s’excuser. Ni Mercosur (l’union douanière sud-américaine) ni Unasur ne sont parvenus à régler les différends entre Buenos Aires et Montevideo. Pas plus qu’à renouer les relations diplomatiques entre la Bolivie et le Chili, à cause d’un litige frontalier, alors que toute la région applaudissait le rapprochement entre les Etats-Unis et Cuba.
Le charme discret du chavisme
Les principales divergences entre les gauches portaient sur les alliances, l’équilibre et la transparence des comptes publics, le respect des règles républicaines et de l’Etat de droit. Au Venezuela, Hugo Chavez a radicalisé son discours et multiplié les expropriations, à mesure que les programmes sociaux et la redistribution élargissaient sa base électorale. Il a même caressé l’espoir de créer un parti unique, par la fusion de ses divers soutiens : le chavisme marche de ce point de vue sur les pas du péronisme et du castrisme, avec la soumission verticale au général Peron ou au « Lider Maximo ».
Comment expliquer l’adhésion d’une large partie de la gauche à cette résurgence de la tradition latino-américaine et caribéenne des caudillos, remontant au XIXe siècle ? A Caracas, l’historienne Margarita Lopez Maya, à l’Université centrale du Venezuela, a été sensible à la nouveauté du « premier Chavez ». « Intellectuels et jésuites partageaient une idée provenant du catholicisme social français : la démocratie participative, destinée à approfondir la démocratie représentative et à élargir la participation citoyenne, explique-t-elle. Chavez a repris cette notion dans la Constitution de 1999. Il a attiré ainsi des gens de gauche formés dans la confrontation violente avec le pouvoir, la guérilla. »
Le « budget participatif » était à l’ordre du jour, à la même époque, à Porto Alegre, administré par le PT, avant d’être repris en France et ailleurs. En revanche, Action démocratique (AD), le parti social-démocrate vénézuélien fondé en 1941, pilier de l’Internationale socialiste en Amérique latine pendant les années de plomb, n’était pas favorable à la démocratie directe. Chavez a donc misé sur la polarisation politique et l’abondance de pétrodollars amenés par la hausse du cours du baril. Durant les premières années de sa présidence, Chavez parvient à coopter une partie de la gauche réformiste et à rejeter l’autre partie dans l’opposition.
Cependant, après l’échec du référendum constitutionnel de 2007, qui devait commencer la marche vers le « Socialisme du XXIe siècle », Chavez systématise le recours aux « décrets légiférants ». « Autosuffisant, Chavez s’appuie davantage sur les militaires, sans autres médiations, affirme Margarita Lopez Maya. Il s’est fié à son charisme et à son socle électoral, qui a atteint 63 % des voix, au point de ne pas construire de vraies institutions ou partis. »
En se radicalisant, Chavez s’est brouillé avec la classe moyenne, les universitaires et les professions libérales. « Il ne faisait confiance à personne, à croire qu’il préférait des hommes d’affaires étrangers, qui ne se mêleraient pas de politique, affirme l’historienne vénézuélienne. Il a mis des conseillers cubains partout et il s’est entouré de cadres médiocres, incapables de régler le moindre problème, comme nous le voyons maintenant avec son successeur Nicolas Maduro. Ils ont détruit l’entreprise pétrolière PDVSA. Depuis que Chavez n’est plus là, ses partisans n’arrivent plus à mobiliser au-delà des fonctionnaires, contraints et forcés. »
L’Equatorien Rafael Correa et le Bolivien Evo Morales, eux aussi, se sont éloignés de la classe moyenne et des Indigènes amazoniens, qui les avaient initialement soutenus. Mais, contrairement à Chavez, l’économiste Correa et le syndicaliste Morales, tout comme les Chiliens et les Uruguayens, ont respecté les grands équilibres macroéconomiques, même s’ils n’ont pas évité toute malversation ou conflit d’intérêts.
En revanche, Lula a célébré que le Brésil soit devenu une nation à majorité de classe moyenne, en respectant les grands choix d’une économie redressée par son prédécesseur, le social-démocrate Fernando Henrique Cardoso (1995-2002). Et il n’a pas cédé au clientélisme typique du péronisme et du chavisme, qui exigent allégeance électorale en échange des bénéfices sociaux canalisés par leurs militants.
Au début de la présidence Lula, ce débat a eu lieu au plus haut niveau. Dans son entourage, on proposait que la « bourse famille », le programme phare pour lutter contre la faim, soit distribuée par les mouvements sociaux, relais du PT. C’est finalement une politique strictement républicaine qui a été adoptée, avec l’attribution d’une carte à puce qui réduit au minimum le contact entre les bénéficiaires et les fonctionnaires municipaux, quelle que soit leur couleur politique. La redistribution du revenu national par des programmes sociaux ciblés et accompagnés d’inclusion scolaire et sanitaire est désormais partagée par un large spectre politique, du Mexique à l’Amérique du Sud.
A Brasilia, cette politique redistributive était perçue comme un levier de l’économie, par l’augmentation de la consommation grâce au crédit. Mais une telle orientation a des limites. « La mondialisation fait d’Etats comme le Brésil l’otage de leur dette publique et donc du capital financier, analyse Tarso Genro. Or, la gauche n’a pas trouvé une issue à la crise à travers une insertion non subordonnée à l’économie globale. » Faute de réformes structurelles, la politique s’est réduite à la gestion au jour le jour, aux manœuvres tacticiennes et aux combinaisons électorales.
La tentation de la corruption
La transparence des comptes publics, l’indépendance de la police fédérale et de la justice, sont des acquis des années Lula et Dilma Rousseff. Comment se fait-il alors que le divorce entre le PT et l’opinion publique ait été précipité par la corruption politique avec des fonds de l’entreprise pétrolière Petrobras et des géants du BTP ? C’est d’autant plus étonnant que le scandale dit du « Mensalao », en 2005, avait déjà failli coûter à Lula sa réélection.
« Le PT a sous-estimé les dérives de la corruption politique, au point de considérer l’enquête judiciaire Lava Jato [lavage express] comme un complot, alors qu’il s’agit d’une véritable révolution : pour la première fois, les possédants sont condamnés à la prison, note Fernando Gabeira. Le PT tente de préserver Lula comme une icône intouchable. »
Malédiction du pétrole ? Les compagnies d’Etat, Pemex au Mexique, PDVSA au Venezuela, Petrobras au Brésil, sont au cœur des malversations. Si les deux premières ont été la vache à lait des gouvernements successifs, l’économie brésilienne présente une complexité qui diversifie les recettes fiscales. Cependant, la découverte de réserves en eaux profondes, le fameux « pre-sal », a fait miroiter aux Brésiliens une richesse inédite et alimenté par la même occasion le rêve d’une perpétuation du PT au pouvoir.
Le trait commun entre le « Mensalao » et le scandale Petrobras-BTP est que les malversations ont servi à alimenter des alliances gouvernementales sans aucun accord programmatique, basées sur les échanges de faveurs et la répartition des postes et prébendes de l’Etat, à tous les niveaux de la fédération, de Brasilia aux municipalités. Or, ce n’était pas une fatalité.
« L’utopie a été submergée par des coalitions opportunistes, déplore Carlos Minc, ancien ministre de l’environnement de Lula, qui a quitté le PT après vingt-sept ans. A l’origine, le PT et le Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB), de l’ancien président Fernando Henrique Cardoso, étaient des partis modernes, sociaux-démocrates, issus de l’opposition à la dictature. Le PT a misé sur la rivalité plutôt que sur l’alliance avec le PSDB, qui a des positions progressistes sur les drogues, le mariage gay, les Indiens, le désarmement. Le PT a fini par s’allier à des partis de droite beaucoup plus conservateurs que le PSDB. »
A leurs débuts, avant d’avoir une implantation nationale, PT et PSDB disputaient le même électorat de l’État de Sao Paulo, leur berceau commun, un territoire à lui seul plus peuplé et plus riche que l’Argentine. Leur rivalité les a amenés à nouer des alliances aussi opportunistes l’un que l’autre, avec le Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB, centre) de l’actuel président Michel Temer en faiseur de rois, au gré des circonstances. « Le PMDB est un conglomérat d’oligarchies régionales rétrogrades et pourries », s’indigne Carlos Minc.
Ancien maire de Porto Alegre, Raul Pont, dirigeant de la gauche du PT, s’est toujours opposé à l’alliance avec le PMDB et des partis de droite « invertébrés ». « Le prix payé pour avoir formé une majorité parlementaire dépourvue de base programmatique a été la dilution idéologique et éthique du PT, déplore-t-il. Face à un système électoral infernal et des scrutins de plus en plus chers, des figures du PT ont accepté l’argent sale pour financer leur campagne et pour leur enrichissement personnel. »
Après la prise de fonctions du président Lula en 2003, les effectifs du PT ont gonflé jusqu’à 1,5 million d’adhérents. La génération des fondateurs, issue de la résistance contre la dictature, a été submergée. Véritable machine électorale, le PT faisait désormais de la politique comme les partis traditionnels. « Le PT est devenu un parti pragmatique, sans vision utopique et sans ambition de transformation sociale, regrette Tarso Genro. Le PT a disparu comme sujet politique. »
Pendant la présidence de Lula et le premier mandat de Dilma Rousseff, les chefs d’entreprise et les travailleurs ont bénéficié de la conjoncture favorable. Cette cohésion sociale s’est brisée avec la récession et la montée des mécontentements depuis les grandes manifestations de 2013. A force de reporter sans cesse la réforme de la réglementation des partis politiques, le système est devenu chaotique, avec une trentaine de formations représentées au Congrès. Ainsi, la chute de Dilma Rousseff n’a pas été précipitée par l’opposition, mais par l’implosion de la coalition gouvernementale et de la majorité présidentielle.
La mauvaise gestion de la crise économique, sous-estimée par Lula et sa dauphine, experte en finances, ont aggravé l’animosité sociale. Le décor était planté pour un dénouement pathétique, « l’impeachment » (destitution) de la présidente, qui fragilise la confiance dans les institutions et dans la démocratie. La réprobation de l’opinion publique à l’égard du PT a été confirmée ensuite par la débâcle aux municipales d’octobre, lorsque le parti a perdu ses fiefs de la banlieue industrielle de Sao Paulo, de Bahia ou du Nordeste.
Au Venezuela, face à l’effondrement de l’économie et à la perte de sa majorité électorale, le président Nicolas Maduro choisit la fuite en avant dictatoriale. Il refuse de se soumettre au verdict des urnes lors d’un référendum révocatoire, pourtant prévu par la Constitution. La cohabitation avec l’Assemblée nationale, contrôlée par l’opposition, tourne à l’affrontement institutionnel, alors que les Vénézuéliens subissent les pénuries et l’hyperinflation.
Il n’en demeure pas moins que la baisse des cours des matières premières n’explique pas les défaites électorales de la gauche et du populisme au Brésil, au Venezuela, en Argentine ou encore en Bolivie, où Evo Morales a perdu, en février 2016, le référendum qui devait l’autoriser à briguer une nouvelle réélection. L’explication est à chercher plutôt du côté des politiques appliquées par les équipes au pouvoir, sans oublier l’usure naturelle après un laps de temps qui s’étend de treize ans (Brésil) à dix-sept ans (Venezuela) : dans n’importe quelle nation au monde, l’alternance après une période aussi longue serait vue comme normale, mais en Amérique latine, décidément, la démocratie reste une idée neuve.