Cela faisait longtemps qu’on ne projetait pas un film du réalisateur mexicain Arturo Ripstein à Paris. Grâce au festival Viva Mexico, on a pu voir le plus récent, La Calle de la Amargura (« La rue de l’amertume », 2015), au Luminor Hôtel de Ville (l’ancien Latina, rue du Temple). Ripstein est en train de fêter cinquante ans de cinéma… et pas une ride. Il reste résolument moderne, tout en s’amusant à entretenir un dialogue fertile avec la tradition.
Ce film en témoigne. Tourné en noir et blanc, il renvoie aux images du vieux cinéma mexicain, qui abordait des figures similaires, les prostituées, des femmes en détresse face à des hommes qui dissimulent leur fragilité par l’arrogance. Ce quatorzième long-métrage écrit par Paz Alicia Garciadiego pour Ripstein depuis trente ans se permet de citer, ou plutôt de murmurer, un boléro écrit par la scénariste pour une collaboration précédente.
Racine argotique
Avec Paz Alicia, les dialogues deviennent de plus en plus baroques, ils sont des anthologies de dictons triturés et de mexicanismes pur jus qui exigent des sous-titres même à l’intention des hispanistes chevronnés. Du Racine argotique ! Nous sommes loin de tout réalisme, serait-ce un réalisme sordide souvent reproché au couple Ripstein-Garciadiego, mais curieusement admiré chez un écrivain cubain comme Pedro Juan Gutiérrez.
Le noir et blanc ferait plutôt songer à l’expressionnisme urbain des années d’or du cinéma, à la Warner et aux films de gangsters, mais aussi à Salon México (1949) ou Victimas del pecado (1951) de Emilio « El Indio » Fernandez, magnifiquement éclairés par Gabriel Figueroa, qui n’avait pas besoin d’un maguey et de cumulus pour composer un tableau mexicain. L’ambiance nocturne accentue paradoxalement les lumières et les ombres grâce à la magie de l’écran.
Chez Ripstein et Garciadiego le dialogue avec la tradition est toujours propice à l’irrévérence, à l’ironie, au contre-point, aux jeux de miroir, à la perversion des textes de référence. Leurs prostituées sont en fin course, rongées par l’âge et l’épuisement, dépassées par les charges familiales. La Calle de la Amargura est aussi un family-movie du troisième âge, avec une grand-mère sur roulettes que tout le monde s’accordera à qualifier de buñuelienne.
La famille en lambeaux et les couples désassortis sont envers et contre tout les derniers refuges de l’affection. Ils sont en perpétuelle perdition et reconstitution, source de souffrance et d’espoir, comme si le propre de l’homme et de la femme était de s’entre déchirer pour mieux se retrouver. Un sport de combat, diraient certains, disposés à démentir les sociologues.
Vieilles prostituées et catcheurs nains
Cela tombe bien, car La Calle de la Amargura renvoie aussi au cinéma de catcheurs masqués, très en vogue au Mexique à une époque où ils disputaient les faveurs du public aux super-héros. Si les prostituées sont diminuées par l’âge, les deux catcheurs du film sont réduits par la taille, puisque ce sont des nains. Certaines séquences ont été tournées à l’Arena Coliseo, temple du « catch as catch can » à Mexico : le vieux centre-ville sans art-déco ni baroque colonial.
Pour ne pas gâcher le plaisir de la découverte, on évitera de résumer ici l’argument, tiré d’un fait divers macabre. Mais on retiendra quand même une savoureuse séquence sur la prostitution, le troisième âge et les mineurs soumis au regard sévère des défenseurs des droits de l’homme. Et une chute qui devrait ravir tous les spectateurs français, quel que soit leur âge.
Cela fait vraiment longtemps que les films de Ripstein ne sont pas accessibles au public francophone, alors que Garciadiego a adapté librement Madame Bovary (Las Razones del corazon, 2011). Depuis le succès de Carmin profond (1996) et Pas de lettre pour le colonel (1999), les distributeurs français semblent avoir décroché, juste au moment où Ripstein renouvelait sa manière grâce au numérique et Garciadiego se permettait toutes les licences poétiques. Le couple en a parlé lors d’une master class mémorable à la Sorbonne, le 8 octobre. Ils ont un numéro de duettiste parfaitement rodé. On aurait envie de partager ces moments de bonheur. Peut-être que la Cinémathèque française pourrait en donner le coup d’envoi. Pourquoi pas ?