Dilma Rousseff et Lula, à Sao Paulo, le 10 juin (RICARDO STUCKERT/INSTITUT LULA).
Au Brésil, le Parti des travailleurs (PT), la formation de gauche fondée par l’ancien président Luiz Inacio Lula da Silva (2003-2010), est ébranlé par un scandale de corruption avec des fonds du géant pétrolier Petrobras et des groupes du bâtiment et travaux publics (BTP). La crise s’est accentuée après l’implosion de la coalition gouvernementale et l’ouverture d’une procédure de destitution contre la présidente Dilma Rousseff (PT), la successeure de Lula.
La longue marche de la gauche vers le pouvoir était passée par Porto Alegre (sud), l’une des premières métropoles remportées par le PT, en 1989. Laboratoire d’innovation politique, Porto Alegre était devenu la Mecque des altermondialistes, réunis au Forum social mondial. Le « budget participatif », symbole de la gestion municipale, a été repris en France et ailleurs. Pour beaucoup, en Amérique latine et en Europe, le PT incarnait l’espoir d’une gauche moderne.
L’un des artisans de ce renouveau fut Tarso Genro, deux fois maire de Porto Alegre, puis gouverneur de l’État de Rio Grande do Sul, ex-ministre de l’éducation et de la justice de Lula. En 2005, lors du scandale du « Mensalao », la première affaire de corruption politique qui a entaché la gauche, il fut nommé président du PT, avec l’intention de « refonder » le parti. Il fut vite mis à l’écart.
Aujourd’hui, il n’y croit plus. « Le PT évoluera uniquement sous la pression de forces de gauche extérieures, confie-t-il. Le PT n’a pas saisi les opportunités pour se réformer. Alors qu’il était lié aux mouvements sociaux, il est devenu un parti de gouvernement, coupé de l’intelligentsia critique. Il ne peut plus prétendre être la force hégémonique de la gauche. »
La recherche d’un nouveau front politique
M. Genro appelle de ses vœux un nouveau rassemblement, à l’instar de la gauche plurielle à la française ou du Front élargi de centre gauche en Uruguay. La première exigence est de bâtir une telle coalition sur la base de convergences programmatiques et non plus sur des connivences régionales, comme l’alliance entre le PT et le Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB, centre), du président intérimaire, Michel Temer.
La coalition gouvernementale mise en place par Lula n’a pas été capable de faire des réformes structurelles, admet M. Genro : « Le cycle historique marqué par la fin du communisme et de la social-démocratie classique n’a pas ouvert la voie à un nouveau modèle réformiste démocratique ». En outre, « le développement basé sur l’exportation de matières premières a permis d’améliorer la vie de 50 millions de Brésiliens, mais il est épuisé, explique-t-il. Il faut désormais envisager une insertion dans l’économie globale sans dépendance ni nationalisme. »
Le Parti socialisme et liberté (PSOL) est une scission du PT qui remonte à 2004, au début de la présidence Lula. « Le PSOL s’est opposé à l’éloignement de Dilma, souligne le député fédéral Chico Alencar, figure du PSOL, dans sa permanence de Lapa, le quartier bohème de Rio de Janeiro. Mais je ne considère pas pour autant l’impeachment comme un coup d’État parlementaire, alors que le PT n’a cessé de l’invoquer contre le président Fernando Henrique Cardoso, du Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB). Je préfère dire qu’il s’agit d’un usage abusif d’une disposition de la Constitution. »
Lorsque Lula a été élu à la présidence du Brésil, le PT s’est disposé à « gouverner à n’importe quel prix » et a « perdu la rigueur éthique », estime M. Alencar, qui qualifie les années Lula de « réformisme faible sans réformes structurelles, capitalisme de consommation populaire dans une économie libérale périphérique ». Et d’ajouter : « La majorité des ministres du président intérimaire Michel Temer faisaient partie de la coalition gouvernementale de Lula et de Dilma. Après avoir été réélue, cette dernière avait trahi ses promesses de campagne et procédé à un virage économique néolibéral. »
Le Brésil assiste à la « déliquescence » de son système politique. « Après un quart de siècle de démocratie, au cours duquel se sont succédé au sommet de l’Etat le ‘prince des sociologues’ (Cardoso), le métallo combatif (Lula) et la guérrillera héroïque (Dilma), la politique n’a jamais été aussi clientéliste, avec une trentaine de partis invertébrés », déplore le député du PSOL, qui n’envisage pas de listes communes avec le PT aux élections municipales d’octobre.
La tendance à la fragmentation
La tendance est à une fragmentation de la gauche, une sorte de Big Bang, dont devrait émerger une nouvelle constellation, prévoit Giuseppe Cocco, enseignant à l’Université fédérale de Rio de Janeiro. « Le PT tolérait le PSOL, parce qu’il ne représentait pas une alternative électorale, affirme ce politologue. En revanche, le PT a déclenché une guerre sale contre l’écologiste Marina Silva, qui avait des chances d’arriver au second tour de la présidentielle en 2014, après avoir obtenu 20 % des voix au scrutin de 2010. On sait maintenant que le rouleau compresseur du PT était financé par le géant du BTP, Odebrecht. »
A l’entendre, le secteur du BTP commande le modèle de développement hérité de la dictature militaire (1964-1985), basé sur de grands travaux, l’industrie lourde et des mégas événements, comme le Mondial de football de 2014 ou les Jeux olympiques de 2016. « Marina Silva proposait un gouvernement transparent, une croissance inclusive pour les Indigènes, les pauvres, l’Amazonie qu’elle incarne, assure M. Cocco. Elle représentait une sortie négociée de la crise économique, avec un ajustement modéré, voilà pourquoi elle menaçait la coalition PT-PMDB au pouvoir. »
Successeur de Marina Silva au ministère de l’environnement de Lula, Carlos Minc a quitté le PT après vingt-sept ans : « Je passais plus de temps à me justifier auprès des citoyens, qu’à agir », dit-il dans son bureau de l’Assemblée législative de l’État de Rio de Janeiro. Il n’est pas le seul. Rien qu’à Rio, le PT a perdu trois députés sur six, sept maires sur onze et 61 conseillers municipaux sur 94. Une véritable saignée, comme dans le reste du pays, à l’approche des municipales d’octobre.
M. Minc n’a pas encore décidé de son avenir. Cela ne l’empêche pas de poser un regard sans complaisance sur la crise de la gauche : « L’utopie a été submergée par les alliances opportunistes. Or, la jeunesse ne se contente pas de nouvelles opportunités à l’université et de politiques redistributives, elle se nourrit de rêves et d’espoirs ».
L’enquête « Lava Jato »
Parmi les erreurs commises par le PT, il y en a une qui lui a été fatale, selon M. Minc. « L’enquête Lava Jato (Lavage express) sur l’affaire Petrobras-BTP met fin à l’impunité et mène pour la première fois à l’emprisonnement de PDG de groupes importants, note-t-il. Si la justice et la police fédérale jouissent d’une autonomie inédite, c’est grâce au respect des institutions des années Lula et Dilma. Hélas, le souci de défendre les dirigeants compromis dans les combines a poussé le PT à se mettre à dos l’opinion publique. »
Selon l’élu dissident, la réinvention de la gauche ne peut pas faire l’impasse sur Marina Silva et sa formation, Rede, rejetés par le PT et le PSOL dans les ténèbres de la droite. Cette attitude sectaire a un précédent. « A l’origine, PT et PSDB étaient des partis modernes, sociaux-démocrates, issus de l’opposition à la dictature, raconte M. Minc. Le PT a misé sur la rivalité plutôt que sur l’alliance avec le PSDB, qui a des positions progressistes sur les drogues, le mariage gay, les Indiens, le désarmement. Le PT a fini par s’allier à des partis de droite beaucoup plus conservateurs que le PSDB, stigmatisé comme aujourd’hui la Rede. Cette tragédie a contribué à déconsidérer la politique. »
A leurs débuts, avant d’avoir une implantation nationale, PT et PSDB disputaient le même électorat de l’État de Sao Paulo, leur berceau, un territoire à lui seul plus peuplé et plus riche que l’Argentine. La rivalité entre les deux partis les a amenés à tisser des alliances aussi opportunistes l’un que l’autre, avec les centristes du PMDB en faiseur de rois, au gré des circonstances. « Le PMDB est un conglomérat d’oligarchies régionales rétrogrades et pourries », s’indigne M. Minc.
L’alternative Marina Silva
Député fédéral, Alessandro Molon a, lui aussi, quitté le PT, à cause du « refus de la direction de faire l’autocritique réclamée par la majorité de ses députés ». Il a rejoint la Rede et compte briguer la mairie de Rio de Janeiro, avec l’espoir de « rassembler la gauche et le centre ».
La formation de Marina Silva est encore fragile. « C’est justement parce que la Rede est en construction qu’elle représente l’alternative d’une nouvelle gauche, capable d’intégrer la dimension environnementale au combat contre les inégalités sociales, justifie le jeune député. L’élection de Marina à la présidentielle de 2018 ouvrirait un nouveau cycle vertueux pour le Brésil. »
En attendant, Alexandre Mendes, jeune professeur de droit à l’Université de l’État de Rio de Janeiro, trouve son inspiration plutôt du côté des indignés de Madrid et de la place Tahrir, au Caire, voire de la Nuit debout en France. A l’en croire, la gauche brésilienne est passée à côté des manifestations massives de 2013 pour des transports en commun, une éducation nationale et une santé publique de qualité. « Dans le nouveau cycle global de luttes ouvert par les printemps arabes, il y avait là un laboratoire démocratique, un dépassement des cadres traditionnels », affirme-t-il. Les partis n’ont pas su percer les désirs de transformation des « multitudes », tout comme l’immobilisme gouvernemental n’est pas parvenu à satisfaire leurs revendications.
« L’unité actuelle de la gauche autour de Dilma est un leurre, il n’y avait plus rien à défendre dans son gouvernement », poursuit M. Mendes, qui entend échapper à la polarisation PT-PSDB, à l’instar de Podemos, le parti de la gauche radicale en Espagne, à l’égard du bipartisme. A Sao Paulo, l’ancienne maire PT Luiza Erundina, aujourd’hui au PSOL, souhaite, elle aussi, émuler Podemos, avec une future formation appelée « Racine citoyenne ». Dans cette optique, priment la transversalité, l’autonomie, la multiplicité des luttes et l’ancrage municipal, sans négliger pour autant les connexions globales, favorisées par Internet et les réseaux sociaux. En somme, Porto Alegre 2.0 ?