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Esther Tellermann, Éternité à coudre par Angèle Paoli

Publié le 19 décembre 2016 par Angèle Paoli

L'AUTRE CÔTÉ DU MOURIR

" É ternité à coudre ", du même élan que la brûlure de l'à-pic, éternités d'avant la césure sans doute, d'avant les déchirures, sang et cendre dans la bouche, éternités arrachées à l'enfance peut-être et à l'amour aussi, sans doute, au temps d'un jadis qui donnait prise sur le monde et donnait vie à des rêves communs. Puis quelque chose eut lieu qui mit le monde à sac, ouvrit béante la blessure. Temps de désastres d'éclatements d'éventrations. Les éternités s'effondrèrent. Éternités défuntes. Vint alors le temps de l'impossible cicatrisation. Accompagné pourtant du travail nécessaire à la suture des débords, et des rituels associés à la conjuration des maux :

" je lavais votre

bouche "

ou encore :

" de votre bouche

je lavais le sel. "

ou bien :

" je brûlais

sous votre nom

des cendres. "

Il fallut inventer, composer avec les " alvéoles vides ", les éboulis et les lambeaux, habiter d'autres seuils.

" mots furent notre

auge notre

abri "

Chercher à tisser d'autres alphabets dans les revers de la couture. Habiter des " envers ".

" Vos silences

hors de moi

un envers qui

ordonne. "

D'un recueil à l'autre, Esther Tellermann poursuit inlassablement les questionnements qui accompagnent la quête obsédante. Le chant qui est le sien dans Éternité à coudre est prolongement de celui qui traverse Le Troisième. La plainte est la même, nourrie des mêmes modulations, des mêmes images :

" Avions-nous le même

orage ?

Mêmes monts

bleus mêmes

alvéoles mêmes

murs

peau attachée

à la veine ? "

La voix qui porte ce nouveau recueil nous est familière. Elle est celle que nous connaissons déjà. C'est une voix singulière à nulle autre semblable. Profonde et grave ; sourde et douce. Incantatoire. Une voix de gorge, intériorisée, qui charrie avec elle une Histoire venue de très loin et qui irrigue nos mémoires. Une voix personnelle faite de rythmes propres, de brisures et d'accrocs et qui porte en elle cet étonnant brouillage de lecture qu'opèrent les rejets. Le plus étrange est que derrière la syncope apparente des vers se crée une mystérieuse continuité mélodique. Le poème ouvre sur une lecture plurielle que facilite encore l'absence de ponctuation à l'intérieur d'un même espace poétique.

Longilignes, les poèmes étirent leur verticalité sur la page. L'écriture est dépouillée, les mots souvent monosyllabiques. Les blancs typographiques et les alinéas sculptent le poème. L'espace respire. L'économie extrême recherchée par la poète protège de toute asphyxie et se joue de l'emphase. Tout au contraire. Le chant régulier agit comme une mélopée tendre qui berce les désirs et exorcise les peurs ou comme un baume qui apaise la douleur :

" derrière le monde

roseaux

pliaient les amertumes. "

Les leitmotive (avec variations) qui s'égrènent pareils à de lointains refrains renforcent encore le phrasé mélodieux du chant :

" je vous ai mâché

avec l'écriture. "

ou encore :

" je vous mâchais

avec l'écriture "

et

" Levée au monde

je voulais

vous mâcher avec

l'écriture. "

Les voix se croisent, qui alternent les pronoms personnels entre le " je " et le " elle ", le " il " et le " vous ". Fusionnent parfois dans le " nous ". Ou se dissolvent dans l'ellipse.

" Avions tracé

les marches et les frontières

vous feuilleté

je vous fis

orage

vous traversai

d'éclats et de

salive. "

De ce dialogue intemporel - où tout ou presque se joue avec l'alternance entre l'imparfait duratif et le passé simple ponctuel -, il arrive que l'on perde le fil visuel et peut-être auditif. Mais cela n'a pas d'importance car ce travail de dissolution des pronoms personnels participe de la force incantatoire des poèmes. Tout comme les répétitions qui s'égrènent de manière récurrente.

" Il voulait

creuser la bouche

qu'un silence

scinde "

et dans le poème suivant :

" Il voulait que

la parole entame

la moisissure

et l'horloge "

Et l'écriture, alors ? Dans cette tension entre l'histoire personnelle d'Esther Tellermann et l'Histoire qui est la nôtre, l'écriture joue un rôle indissociable de l'existence. Elle lui est consubstantielle. Elle est ce travail patient des mots que la poète mâche pour couturer les plaies, pour dénoncer le poids des certitudes et la noirceur.

" des sacs

qui suintent un à

venir

éteint "

et peut-être parfois pour confier un espoir qui s'origine dans l'autre :

" mais ne peut cesser

d'être

issue de toi

la parole. "

Elle est cette " langue de silex " qui

" garde

les pleurs

l'autre côté

du mourir ".

Et cette langue-coquille qui irrigue une grande voix, étreint en profondeur.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


Esther Tellermann, Éternité à coudre par Angèle Paoli


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