Vigée Le Brun (Elisabeth Louise),
Portrait de l'artiste avec sa fille,
ditLa Tendresse maternelle, 1786,
Paris, Musée du Louvre, Département des peintures.
Source
O n connaît les éditions pré # carré, situées à Bordeaux et dirigées par Hervé Bougel, pour l'exigence de leur ligne éditoriale et pour leur travail d'une grande finesse. Chaque livret est cousu à la main et présenté avec une couverture unique. Ici, c'est Muriel Carrupt qui réalise celle de L'Intouchable, nouveau recueil de Sylvie Fabre G. pour la collection poésie # carrée (décembre 2016)1 . Et le choix des tons bleus n'est pas sans rappeler la présence particulière de cette couleur dans le livre, sa portée symbolique, sa densité poétique.
D'emblée, on peut dire que le titre étonne : l'adjectif substantivé semble indiquer une présence hors d'atteinte - sacrée peut-être - une présence aimée, intouchable. L'exergue du recueil est un premier indice : " À ma mère, à nos enfances ". Dédiant ce recueil à sa mère, Sylvie Fabre G. l'associe aussitôt à l'enfance - la sienne propre, mais aussi à celle du lecteur, de tout homme. Ces quelques mots donnent le " la " du poème : un commencement, une origine fondatrice. Or il ne s'agit pas ici d'en rechercher le sens, mais bien d'en faire l'expérience dans l'instant poétique même. Si origine " il y a ", alors elle est contemporaine de chacun des instants où les valeurs absolues s'estompent dans l'épreuve " sans pourquoi " de l'intouchable :
" car le temps n'a pas de prise
quand ta vie embrasse ma vie ".
Dans ce si beau recueil, Sylvie Fabre G. nous rappelle que la plénitude de l'humain est là où une faille traverse l'homme, car elle n'est pas espace clos, fermé, mais espace ouvert, intériorité : d'une couleur, le bleu, née comme d'une syllabe inattendue, le poème reçoit sa clef de voûte, la résonance. Le poème devient hospitalier, matrice d'une naissance possible. Là est sa source inépuisable, nous dit le poète, qui nous porte toujours au-delà de nous-mêmes bien que ce soit de nuit. Dans L'Intouchable s'opère comme une alchimie, quelque chose de l'ordre d'un oxymore, " une floraison au désert " : la fille devient mère de sa mère dans l'écoute intime d'une présence intouchable :
" ensemble nous habitons l'intouchable
où se fondent la mémoire et l'oubli "
" De ce côté et de l'autre côté ", la voix maternelle fait entendre son timbre discret ; sa tessiture s'incarne dans les mots du poème et nous l'entendons par la voix de sa fille dessiner la trajectoire d'un amour éternel.
L'insondable perte :
l'encore toujours de la séparation
Nous nous tenons ici sur le seuil : dépris de toute appartenance, nous entrons au plus profond, dans " un pays sourd ", dit Sylvie Fabre G., " rendant nos âmes au legs des enfances ". Dans ce pays, nous semblons " dédevenir ", nous désapproprier des sons et des images qui tissaient nos habitudes. " À l'heure vespérale ", les normes disparaissent, laissant place à une voix nue. En ce territoire étrange, étranger presque, nous ne savons plus qui nous sommes dès lors que nos appréhensions communes du monde ne valent plus. L'épreuve de la perte est aussi bien celle d'un sol, d'une attache, que celle de soi :
" Qui sommes-nous
dans l'intouchable mémoire de son bleu ?
La mort déjà nous couvre ".
Un abîme s'ouvre et la question hante une béance. Cette question est celle de l'identité qui sous-tend tout le recueil de Sylvie Fabre G. comme si l'intouchable ouvrait la part inconnue, inexplorée de soi : un soi qui ne peut être le " même " qu'en son autre, si lointain et si proche à la fois : la mère qui s'est éloignée mais dont nous gardons en nous, dans le legs de notre enfance, la vivante mémoire du bleu. Dans les vers de Sylvie Fabre G., le bleu est celui d'un paysage proche de celui peint par Da Vinci dans La Vierge à l'Enfant avec sainte Anne : paysage familier, habité par la présence aimante, maternelle - paysage qui semble excéder la durée elle-même. Le bleu serait-il alors la couleur d'une présence éternelle, celle que le poète cherche et désire ?
L'intouchable suit le déploiement du tableau de Léonard de Vinci (1503), dite La Sainte Anne : le bleu cristallin du paysage fait écho à celui des vêtements, et le sfumato enveloppe les visages d'un voile vaporeux comme si leur présence nous échappait. Les vers de Sylvie Fabre G. s'inscrivent dans le rythme poétique de l'œuvre elle-même, à travers le mouvement silencieux des mains
" en nourrissant d'amour
l'encor toujours de la séparation ".
Car son recueil est construit comme ce tableau, à la fois géométrique et dynamique : dans le prisme d'une présence maternelle (le bras droit d'Anne se confond avec celui de Marie, dont la tête recouvre l'épaule de sa mère, le bras gauche de Marie est prolongé par celui du Christ). Chez Léonard de Vinci l'importance donnée à Anne, la mère de Marie, rejoint, chez Sylvie Fabre G., " l'autre annonciation ". Aussi peut-elle dire, à la lumière du poème :
" La becquée de tes baisers sur ma joue
seule donne sa lumière sur nos visages
Elle prépare le long voyage qui nous attend ".
Ce voyage est celui même de l'existence : naissance, vie et mort, mais aussi résurrection dans la création - celle du poème, celle du tableau. Car la matière des mots, celle des couleurs, ne permettent-elles pas de retrouver ce lien perdu, de redonner vie à celle qui est partie - une mère que nous ne saurions plus embrasser dans nos bras de chair, mais qui renaît dans les mains du poème ? L'art n'est-il pas ce miracle d'un autre enfantement ?
La perte du lien sensible, incarné, l'épreuve de l'intouchable s'il signifie un renoncement, un deuil, est aussi la voie d'une espérance : espérer faire revivre celle qui manque, la mère absente, dans le poème même, c'est peut-être oser l'existence d'une autre annonciation. La voix de la mère rejoint celle de sa fille dans la chair du poème, matrice d'une nativité d'un autre ordre, creuset d'un passage à la lumière incréée. Comme Rimbaud, Sylvie Fabre G. peut alors dire : " Elle est retrouvée. / Quoi ? L'Eternité / C'est la mer/ allée / avec le soleil. "
La rencontre seule est lumière, elle prête un visage à l'invisible, elle signifie une traversée. Il n'est donc plus question d'aller droit aux choses du monde, ni de s'en saisir mais bien de revenir au cœur comme à ce foyer intérieur qui nous a attachés à elles et qui par sa palpitation, les a fait remonter en mots dans la bouche du poème. Chez Sylvie Fabre G., la parole poétique s'énonce comme un espace intérieur - espace de l'ouverture et de la blessure, espace de la béance et de la plénitude : matrice nourricière, lieu de re-naissance. En cela, il peut se définir comme espace du Logos lui-même où le sens se lève, où le poème se révèle. Mais, pour cette raison même, il ne nous appartient pas et nous ne pouvons donc en faire notre point d'orgueil, notre lieu propre. Car c'est nous qui sommes en lui, et non pas lui en nous : s'y tenir est un effort sans cesse repris. Dans L'Intouchable, Sylvie Fabre G. nous conduit sur les chemins de cette intériorité en nous dépouillant de nos emprises, de nos fascinations, en nous faisant revenir à la parole précaire, blessée. Ce qui altère la voix et qui la brise ne lui est-il pas intimement présent ?
L'épreuve du désir :
l'intouchable mémoire de son bleu
L'épreuve du désir comme celui d'un manque inscrit le poète dans le risque de l'abîme : oser " l'intouchable mémoire de son bleu " n'est-ce pas alors s'inscrire dans le chemin d'une espérance où le poème devient la matière subtile d'une autre incarnation ? Il est lui-même ce " bleu ", la première couleur de la trilogie de Krzysztof Kieślowski : Bleu dans lequel Julie (incarnée par Juliette Binoche) retrouve le chemin de la liberté en risquant la descente dans cet intouchable. Et elle ne se libère du renoncement que dans le retour à la vie par la création (en acceptant de continuer l'œuvre de son mari avec son ami Olivier). Et le film se termine par les larmes que verse Julie, larmes qui sont le symbole de sa souffrance et de sa solitude vaincues, mais aussi de sa nouvelle naissance. Mais pourquoi avoir choisi cette couleur ? De quels symboles est-elle le signe ?
Couleur du ciel et de la mer, couleur de l'immensité, le bleu n'est pas non plus sans rappeler le manteau bleu (lapis-lazuli) de la Vierge Marie dans la tradition de l'iconographie chrétienne du bas Moyen Âge ( XIIIe-XVe siècles). Il compose une mémoire " intouchable " : un bleu qui colore des souvenirs et qui est d'autant plus lumineux, sacré, qu'il se refuse à toute saisie. Il déploie ainsi la trajectoire d'une promesse, immense. Car ce qui est perdu au toucher de chair est comme promis à un autre toucher, à la dimension incréée d'un chant - celui de la poésie, annonciation d'une incarnation nouvelle en la matière même du poème - l'instant éternel du vers qui dans sa musique, est jaillissement continu d'imprévisible nouveauté, de naissance mutuelle entre mère et fille :
" À l'orée
tu m'as donné à entendre ta voix
Au crépuscule
je te donne à entendre la mienne ".
Aussi, loin de nous confisquer la parole, la blessure de l'écoute nous promet-elle une parole incarnée et féconde : la parole de notre humaine condition, celle d'être un corps et une âme indissolublement, quand
" Nos corps aiment le vent qui lève la poussière
notre langue le souffle léger de son chant ".
En ses stigmates, la parole poétique de Sylvie Fabre G. dépose la trace de l'excès qui nous appelle et nous oblige. Elle existe dans le poème, en accepte la charge en répondant à l'appel même de l'existence.
" Le pays des enfances
celui qui jamais est a été et sera "
n'est en rien coupé du réel, du temps et de l'incarnation : il est au contraire ce territoire premier qui communie pleinement avec le sensible, en accueillant toute sa précarité :
" Et pour échanger avec eux les secrets perdus
du regard, du geste et de la parole
tu tends les bras, tu ouvres les yeux
et fermes les noms comme si
une autre en toi les avait définitivement scellés. "
Un chemin s'ouvre, il nous appelle à risquer l'abîme ; il nous invite à l'aventure du poème : écouter cet appel c'est accepter d'obéir à la voix de l'intime présence maternelle - voix re-née dans le poème, voix natale qui ouvre l'horizon de gratitude même :
" Ton cœur garde ses traits parfaits
Il m'accompagne dans tes absences
en croisant chacun de mes actes à tes pensées. "
Par le poème, mère et fille restent ensemble ce qu'elles ont été, dans l'instant éternel d'un amour partagé, d'une générosité. Dans L'Intouchable, c'est donc toute la parole poétique qui se fait hospitalière : lieu d'échanges de secrets perdus, du regard, du geste et de la parole ; intensité d'un bleu qui déborde les marges de la page. Ainsi seulement la main se dénoue pour écrire en écoutant - comme si elle était tenue par une autre main. C'est à même les mouvements de cette autre main, et à même le mouvement de sa propre interrogation, que cette main se dénoue, entre en échanges. Car elle est tout entière alors tendue vers l'inouï comme vers l'origine de cet échange possible. Comme telle, elle fait taire en elle la rumeur du déjà dit pour mieux se laisser dire avec plus de tendresse : alors elle embrasse les paumes, calme, entre deux strophes, le vide, la brûlure de l'absence : une blessure. En elle, s'esquisse l'intouchable comme le poème qui lui-même n'est légitime que s'il ne s'achève pas, car il est toujours à naître, il est ce qu'une vie ne suffira pas à comprendre, une promesse (" notre langue le souffle léger de son chant "). L'écoute devient alors proprement palpitante, elle répond à sa vocation avec un cœur qui bat, ce souffle pris et rendu, cette patience du corps tout entier. Car c'est bien de tout notre corps que nous écoutons - l'acte de parole n'étant jamais lui-même séparable d'un acte du corps. Alors l'horizon s'arrondit au fond des yeux, des paumes, et le poème peut transformer le recul en avancée. Comme Amelia Rosselli, Sylvie Fabre G. peut dire : " elle est à vous la vie que j'ai perdue. " ( Appunti sparsi e persi, in L'opera poetica, op.cit., p. 698)2 .
Transformer le recul en avancée : le geste et la parole
L'écriture de Sylvie Fabre G. dit l'épreuve de cette voix qui nous oblige de très loin à devenir les hôtes de la parole, à être ses veilleurs de jour comme de nuit, et finalement à faire l'expérience d'un homme à l'intérieur de l'homme. Et si cette expérience est pleinement poétique c'est qu'elle commence dans le monde sensible et nous y reconduit comme si nous ne pouvions qu'aller à sa rencontre. L'Intouchable énonce cet événement de la rencontre qui ne trouve sa condition de possibilité que dans l'espace de la parole hospitalière, dans ce oui au poème, dans la chair des mots. Par le poème, Sylvie Fabre G. réconcilie l'absence et la présence. Elle ne fait plus de l'oxymore le lieu de l'impossible, mais celui même de " la floraison au désert ". Elle n'oppose plus la descente, l'ascension ; le rythme est le chemin. Car si remercier c'est aussi répondre, c'est peut-être en cela que la parole n'épuise pas le sens de ce qu'elle dit, et appelle nos voix de lecteurs afin de se poursuivre et croître, allant plus loin dans l'inachevé. Car nous marchons vers le bord d'une falaise, tout proche, indéfiniment :
" Perchées dans le poème
nos voix font écho et se joignent ".
Nous sommes pareils à ces enfants qui jouent, qui ne s'égarent que pour se retrouver, qui ignorent ce que sont les grilles et les bornes. Ils ne possèdent rien, ils sont ensemble. Ici, mère et fille se tiennent par la main, dans l'instant éternel d'une authentique présence, dans la tendresse d'un bleu maternel, pareil à celui des tableaux d'Elisabeth-Louise Vigée Lebrun. On pense alors à cet autoportrait qu'elle réalisa en 1786 avec sa fille Jeanne-Lucie. L'intensité du rapport entre la mère et la fille rejoint celle du poème de Sylvie Fabre G.. Chaque vers est comme une touche de couleur déposée par le pinceau du peintre : la voix respectueuse fait résonner la moindre syllabe, elle comprend qu'aucune n'est solitaire, autonome, que toutes reçoivent leur justesse du poème entier, comme ce poème ne reçoit la sienne que du livre dont il est un fragment, lequel s'écrit de siècle en siècle et de langue en langue. En la discrétion de l'intériorité, le verbe naît au poème dont la seule aventure est finalement de le porter, d'être son hôte amoureux retiré. Aussi le tremblement de l'intouchable garde-t-il toujours la signature de ce silence dont il provient. Le poème ne devient le lieu possible de cette naissance mutuelle que parce qu'il est l'épiphanie de ce qui le déborde. Ses mots ne sont si présents que s'ils s'ouvrent à une autre présence : le visage rayonnant de la mère. L'œil du poète l'écoute comme le son subtil d'une vibration de couleur. Plus intime au regard que la vision elle-même est son écoute. Il ne suffit donc pas d'ouvrir les yeux pour voir, il faut que ces yeux interrogent, et se fassent les sourciers de ce verbe que toute chose porte en elle et chante à fleur de forme. Car le visible n'atteint tout son éclat qu'en délivrant sa résonance.
L'Intouchable retrouve cet espace intérieur où la voix de fin silence se révèle comme verbe poétique. Ce poème a la faculté de faire entendre les noms comme si c'était la première fois, il en abolit les définitions univoques qui cernent et qui retiennent, il leur procure une aura sonore. Ce n'est pas la langue uniquement qui vibre, c'est ici " le pays des enfances " qui vibre en elle, avec elle. Seul le vide de la gorge où tremble la voix, seule cette profondeur de l'intime, cet espace intérieur, répond à l'appel par le chant poétique, par la parole précaire qui rejoint la chair sonore des mots avec le même étonnement, avec le même sens de l'air libre, généreux :
" Comment transformer le recul en avancée
lier à l'arbre de ton destin racines
et feuilles mortes au bout ignoré du chemin ?
Nos corps aiment le vent qui lève la poussière
notre langue le souffle léger de son chant "
Par l'enfantement mutuel rendu possible dans le poème, c'est toute une tessiture bleue qui se déploie de la voix de Sylvie Fabre G. : " la même ombreuse splendeur ". Ici, il y va de l'être comme d'une parole offerte : un être qui donne ce qu'il n'a pas, qui donne ce qu'il n'est pas. Ainsi l'écriture et la vie sont-elles solidaires : elles s'entraident, elles se tournent vers le même horizon. Car nous parlons non seulement la parole, mais nous parlons à partir d'elle. Et cela, nous n'en sommes capables que parce que, toujours déjà, nous avons écouté la parole. Et le verbe poétique naît lui-même qu'en tant qu'il est écoute, en tant qu'il se fait espace intérieur capable de répondre à l'injonction du silence :
" Pas à pas tu m'apprends à rentrer
à l'intérieur de nous ".
Mère et fille s'éprouvent dans le poème comme en deux voix singulières d'un même chœur palpitant, toujours en éveil. Le chant de naissance mutuelle rejoint le lieu de la blessure qui s'ouvre en parlant : il nous relie aux rudiments de lumière qui toujours nous appellent à l'écoute attentive jusqu'à ce que le silence soit aussi sensible que la rumeur des vagues, jusqu'à ce que
"Dans la nuit où nous naviguons
nos efforts aillent de concert ".
En cette écoute, mère et fille sont reliées au-dedans du monde qui entre en communion avec leur intériorité, " au pays des enfances ". Leurs corps deviennent alors eux-mêmes des microcosmes élargis, dilatés aux dimensions du macrocosme, des corps qui communient dans le corpus poétique qui aspire au soleil, à la vie, à l'immensité du silence. Le silence est ainsi le fond même de la poésie comme celui de la peinture. La lumière du silence peut alors rendre visible l'invisible : elle s'adresse au plus secret de nos yeux, elle les dessille, elle nous emplit comme elle nous amplifie. Être à l'écoute de la voix dans le silence conduit à l'acte même de peindre et d'écrire où s'éprouve le véritable chant d'amour. C'est ce que Jean de la Croix appelle la musica callada, la musique silencieuse. Il y va de l'âme élevée à un haut degré de contemplation. Voir et entendre s'entrelacent, comme en tout ce qui est humain, car seul écoute un être de regard, et seul regarde un être qui écoute.
Paula-Modersohn-Becker,
Mère allongée avec un enfant II (été 1906)
124,7 × 82 cm
musée Paula Modersohn-Becker, Brême
© Paula-Modersohn-Becker-Stiftung, Brême
Mère et fille s'engendrent dans l'être du poème comme en une maternité de Paula Modersohn-Becker. Elles sont le fruit d'un consentement mutuel. Acceptant de se perdre, elles se trouvent. Cette perte même permet aux mots de circuler en dehors d'une économie de l'échange au risque de tomber dans l'écueil de l'appropriation. L'intouchable surgit dans la plénitude d'un don réel du point de vue détaché de l'ego. Sylvie Fabre G. accepte de se décentrer du " je ", elle accepte d'être une dette envers le poème, s'inscrivant dans une obéissance à l'origine. Le sujet ne vit plus, mais le poème vit en lui. Alors seulement, le poète peut advenir, au-delà de la volonté, dans le domaine de la transparence du désir, cet amour assoiffé. Seul le poète habite sur le seuil. Il " ne force pas l'issue " ; il s'approche sans se retourner. Être par le poème et non par soi est un acte d'abandon, un consentement au précaire, à la prière comme expression de la fine pointe de l'âme, du château de l'âme - autant d'expressions de l'espace intérieur nourri par la conscience du manque et du vide. Celle-ci ne motive pas le besoin d'être compensé ou consolé par les mots, mais au contraire, d'en être empli comme d'une grâce qui retentit au plus intime de l'âme et la fait vibrer selon sa corde la plus sensible, là où elle vit de la vie même et se donne tout entière à l'amour fécond, devenu mère.
Dans l'effacement du statut personnel, Sylvie Fabre G. advient à elle-même (au niveau du soi profond) comme " une prière " au nom du poème dépouillé de tout ornement, libéré de la temporalité grammaticale, entré pleinement dans " le pays des enfances ", ce pays où mère et fille n'ont rien de plus personnel que ce souffle qui soulève de nouveau les poèmes. Une même dynamique généreuse s'inscrit dans le chœur : mère et fille se rejoignent dans une respiration commune qui se ramifie, résonne d'une présence immémoriale.
Dans ce recueil bouleversant, le lecteur découvre l'évocation d'une femme à la fois quotidienne et sublime, une mère aujourd'hui disparue mais qui revit dans l'éclat des poèmes de sa fille : cette mère aimée dont la présence généreuse traverse chacun des vers de L'Intouchable, c'est aussi notre mère, sainte sentinelle, courage et bonté, chaleur et regard d'amour. À chaque voyelle, nous en percevons les subtiles vibrations de lumière : toute l'étendue bleue d'un horizon comme immense promesse des retrouvailles, de l'amour éternel. Comment alors ne pas penser au Livre de ma mère d'Albert Cohen quand nous lisons L'Intouchable de Sylvie Fabre G. ? On se souvient de ce passage du roman où l'auteur nous confie que " pleurer sa mère, c'est pleurer son enfance. L'homme veut son enfance, veut la ravoir, et s'il aime davantage sa mère à mesure qu'il avance en âge, c'est parce que sa mère, c'est son enfance ".
L'acceptation de la mort est acceptation de la vie, ou du fait que nul n'excède le ciel qui le contient. Nul ne s'abstrait du réel (qui inclut jusqu'aux tentatives que nous faisons de lui échapper). Or, quand il n'y a pas de position de surplomb, quand l'être est de plain-pied, il est indicible. Aucun mot n'épuise l'énigme d'une part du réel envisagé dans sa singularité, c'est-à-dire dans son irréductible unicité. " Regarder la mort en face et l'accepter comme partie intégrante de la vie, c'est élargir cette vie. À l'inverse, sacrifier dès maintenant à la mort un morceau de cette vie, par peur de la mort et refus de l'accepter, c'est le meilleur moyen de ne garder qu'un pauvre bout de vie mutilée, méritant à peine le nom de vie. Quand je dis, j'ai réglé mes comptes avec la vie, cela veut dire : l'éventualité de la mort est intégrée dans ma vie. En excluant la mort de sa vie, on se prive d'une vie complète, et en l'y accueillant, on élargit et on enrichit sa vie. " (Etty Hillesum, Une vie bouleversée). Avec de la douleur, écrire c'est continuer à vivre, c'est ressusciter cette présence maternelle, fondatrice, en laquelle nous existons pleinement, réellement : " Ô toi, la seule, mère, ma mère et de tous les hommes, toi seule, notre mère, mérites notre confiance et notre amour. Tout le reste, femmes, frères, sœurs, enfants, amis, tout le reste n'est que misère et feuilles emportée par le vent. " (Albert Cohen, Le Livre de ma mère).
La beauté même du réel est vocale. Chaque voix peut y participer si elle consent au " oui " comme adhésion au poème. Plus intime au regard que la vision elle-même est son écoute. L'œil ne voit vraiment qu'en écoutant, qu'en respirant. Il ne suffit pas d'ouvrir les yeux pour voir : ces yeux interrogent aussi et se font les sourciers d'un verbe intérieur qui éclot dans les mots du poème. Peut-être en arrachant de la mémoire une voix, une seule, élargirions-nous toutes celles qui ont montré l'exemple ; elles délivreraient le mot, d'un souffle, d'une syllabe imperceptible, réconciliée avec la réalité ordinaire - celle qui ne fascine pas et qui, comme telle, est puissance d'appel à l'acquiescement libérateur. Ce n'est qu'ainsi qu'une voie se dégage, dont Sylvie Fabre G tente de ne pas dévier. Quand le poème a pris figure, lui qui ne prend rien, il est le lieu de l'intouchable, de l'inappropriable. L'évocation d'une lumière, d'une voix, d'un parfum est un appel à leur manifestation : celle du " oui " qu'ils requièrent comme leur propre délivrance, là " où se fondent la mémoire et l'oubli ".
Dans pudeur d'un geste retenu qui conduit le poète à la louange, à la prière, la volonté se transmue en désir et l'effort en attention. C'est là le propre du poète-orant qu'est Sylvie Fabre G. : elle laisse sourdre en elle cette voix intérieure, cette présence maternelle qui porte avec elle l'écho du monde : une voix, rien qu'une voix, de plus en plus frémissante, quels mots feront pour elle ce que font les ombres et les lumières du dessin pour le visage ? Il s'agit alors de recouvrir l'esprit d'enfance qui, depuis cet espace intérieur, acquiesce à la réalité du monde, à sa beauté. Dans ce jardin d'enfance, le verbe prend chair et le présent porte la voix des " chants mystérieux " comme autant de poèmes à venir : pleine parole où l'on n'a pas oublié le silence hospitalier d'une mère qui semble nous y reconduire plus fondamentalement comme si c'était dans notre corps et dans les choses du monde, en nous tournant authentiquement vers elles, que nous apprenions à nous tourner vers l'invisible, vers ces " vies silencieuses " où le regard s'éprouve dans sa limite même - limite à partir de laquelle la voix du rien, ou du neutre, redevient d'une certaine manière positive; donc appartient à l'art. Et ce silence originaire et fécond - ce silence porteur de toute vie créative, ne requiert-il pas de nous d'abord une " parole de louange " - parole de Zarathoustra qui " danse comme il faut danser : par-delà soi-même " ?
Isabelle Raviolo
D.R. Texte Isabelle Raviolo,
Paris, décembre 2016
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1 Dans cette même collection, Sylvie Fabre G. a déjà publié les titres suivants : Deux terres, un jardin (2002) ; L'Inflexion du vivant (2011) ; De petite fille, de voix et d'oiseaux (2013).
2 Cf. Amelia Rosselli, La Libellule, dans la traduction de Marie Fabre, Ypsilon.éditeur, Paris, 2014.
SYLVIE FABRE G.
Source
■ Sylvie Fabre G.
sur Terres de femmes ▼
→[À l'orée] (poème issu du recueil L'Intouchable)
→L'Approche infinie (note de lecture d'AP)
→ Sylvie Fabre G. par Sylvie Fabre G. (auto-anthologie poétique comprenant plusieurs extraits de L'Approche infinie)
→[C'est un matin doux et amer](poème issu du recueil L'Autre Lumière)
→ Trouver le mot (autre poème issu du recueil L'Autre Lumière)
→ Dans l'attente d'un prolongement qui se meurt (note de lecture d'AP sur Corps subtil)
→ Corps subtil (poème issu du recueil Corps subtil)
→ La demande profonde
→Frère humain (note de lecture d'AP)
→Frère humain (note de lecture d'Isabelle Raviolo)
→[La pensée va, et vient à ce qui revient] (poème issu du recueil Frère humain)
→ Celle qui n'était pas à sa fenêtre (extrait issu du recueil Le Génie des rencontres)
→Quelque chose, quelqu'un (note de lecture d'AP)
→Tombées des lèvres (note de lecture d'AP)
→Tombées des lèvres (note de lecture d'Isabelle Raviolo)
→[Plus forte que la forêt] (poème issu du recueil Tombées des lèvres)
→ Maison en quête d'orient (poème issu du recueil Les Yeux levés)
→ Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer, par Sylvie Fabre G.
→ Jean-Pierre Chambon, Tout venant, par Sylvie Fabre G.
→ Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman, par Sylvie Fabre G.
→ Alain Freixe, Vers les riveraines, par Sylvie Fabre G.
→ Emmanuel Merle, Ici en exil, par Sylvie Fabre G.
→ Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d'un autre jour, Conversation (lecture de Sylvie Fabre G.)
→ Pierre Péju, Enfance obscure, par Sylvie Fabre G.
→ Pierre Péju, L'État du ciel, par Sylvie Fabre G.
→ Fabrice Rebeyrolle, un peintre gardien du feu, par Sylvie Fabre G.
→ Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer, par Sylvie Fabre G.
→ (dans l'anthologie poétique Terres de femmes) L'au-dehors
→ (dans les Chroniques de femmes) L'Amourier | Le Jardin de l'éditeur par Sylvie Fabre G.
→ (dans les Chroniques de femmes) Anne Slacik par Sylvie Fabre G. : Anne, la sourcière
→ (dans les Chroniques de femmes) Ludovic Degroote | Retisser la trame déchirée, par Sylvie Fabre G.
→ (dans la galerie Visages de femmes) le Portrait de Sylvie Fabre G. (+ poème issu du recueil L'Approche infinie)