Contemporaine de Chrétien de Troyes, Marie de France fait du mot '' aventure '' le terme technique par excellence de sa poétique...
« Les contes que je sais vrais,
dont les Bretons ont fait des lais,
je vous les conterai brièvement.
Au début, pour commencer,
selon la lettre et l'écriture
je vous montrerai une aventure. »
(Guigemar,v. 19-24)
L’aventure est le cristal intemporel qui tient ensemble la chaîne de la mémoire où Marie insère ses lais : et, dans la remembrance, événement et récit coïncident. En ce sens, I'aventure est toujours l'aventure d'un lai...Marie de France fait allusion plusieurs fois à la vérité de ce qu'elle raconte, mais le fait d'une manière telle que vérité et aventure semblent se confondre.
« Telle qu'elle arrive, je vous la conterai, je vous en dirai la vérité » - Éliduc, v. 27-28).
Dans la conclusion du Chèvrefeuille, la poétesse affirme qu'elle a conté « la vérité du lai » tout comme ailleurs elle disait qu'elle en contait l'aventure : « Je vous ai dit la vérité / du lai que j'ai ici conté »
La vérité dont il est ici question n'est ni la vérité apophantique de la logique ni la vérité historique. C'est une vérité poétique.
Cela veut dire qu'il ne s'agit pas de la correspondance entre les événements et le récit, entre les faits et les mots, mais de leur coïncidence dans l'aventure. On n'est pas en présence de deux éléments : l'aventure-événement et l'aventure-récit, vraie si elle reproduit fidèlement la première, et fausse dans le cas contraire. Aventure et vérité sont indiscernables parce que la vérité advient et que l'aventure n'est que l'advenir de la vérité.
Dans le Parzifal de Wolfram von Eschenbach, L'aventure est personnifiée par une femme. Elle apparaît brusquement au poète et lui demande de la faire entrer dans son cœur :
« Ouvre ! » « À qui ? Qui êtes-vous ? »
« Je veux entrer dans ton cœur. »
« C'est un espace étroit. »
« Qu’importe, n'y eût-il point d'espace,
tu n'auras pas à le regretter.
Je vais te dire des choses merveilleuses. »
« C'est donc vous, dame Aventure ? »
(Parzival, 433, l-7)
Frau Âventiure est, l'histoire même qui est contée Âventiure frappe à la porte du poète non avec son poing, mais avec des mots : « Ouvre ! Je frappe avec des mots, laisse-moi entrer »
Ce qui est personnifié en dame Aventure est l'acte même d'écrire et de conter : mais, en tant qu'il coïncide avec les événements racontés, il n'est pas un livre, mais le corps vivant d'une femme.
Un épisode du Parzival a toujours paru obscur aux interprètes. Le jeune héros, inconscient et inexpérimenté, arrive un jour dans un champ tout proche de la forêt de Brizljan et voit une dame endormie sous une tente.« La dame était endormie
et portait l'arme de l'amour:
une bouche d'un rouge étincelant,
vrai tourment pour le chevalier.
La dame dormait
avec les lèvres décloses,
ardentes pour le feu d'amour. »
(Parzival, 130 , 3-9)
Ce qui est remarquable, c'est que le terme aventure qui apparaît alors ne se réfère pas à l'expérience qu’est en train de vivre Parzival, mais à la dame même qui est endormie : « Ainsi reposait la merveilleuse aventure », ( ibid. 130, 10). Si Wolfram peut appeler ici la dame « aventure », c'est parce que son corps symbolise autant l'aventure vécue par Parzival que le récit qu'en donne le poète. En rencontrant Jeschûte - tel est le nom de la dame - Parzival a rencontré sa propre histoire.
Sources : Textes extraits de '' L'aventure – de Giorgio Agamben '' Rivages Poche