Juillet 2013
Il est presque minuit. Je bois une autre Coors avec Sébastien mon voisin de motel pendant que nos deux familles dorment du sommeil des justes.
Nous sommes arrivés au bout de ma petite caisse de 12 et maintenant on commence la sienne. Nous sommes au magnifique Moontide Motel à Old Orchard Beach dans l'état du Maine. Le temps est orageux, les éclairs illuminent le ciel, c'est magnifique. Il ne va pas pleuvoir, quand ça va tomber, il va mouiller. Toute la journée. Nous avons été en pleine canicule, c'est pour ça que ce soir nous buvons autant.
On parle trop fort puis on chuchote. On refait le monde.
Tout semble simple sur la rue Traynor. Tellement simple qu'au bout de la rue, il y a l'océan. La vie est aussi facile qu'un dimanche matin. Il y a l'océan puis au bout du sable doux, des petits coquillages mignons qui ont été inventés pour occuper les enfants! Et au bout du sable, il y a la rue Traynor. J'imagine parfois que dans l'une des beach houses, il y a le bonheur qui a loué pour l'été.
Moi qui est anxieux au coton, pour m'endormir parfois, je pense à la rue Traynor.
Soudain, dans la pénombre de la rue Traynor, j'entends le cri entremêlé de pleurs d'une vieille voix. Je me lève, mon partenaire de boisson, lui, trébuche dans son ombre. Je tourne le coin du motel et j'aperçois la bête. La scène est chaotique, un vieux bonhomme d'au moins 80 ans en bedaine qui tient une bouteille de Jack Daniel's dans la main gauche et dans l'autre une Marlboro. Il est taché de sang et nus pieds. On dirait qu'il est en transe. J'ai l'impression d'avoir devant moi un vieux chevalier de l'apocalypse. Il est assis par terre et il se berce.
Moi: Are you ok, old man? (Êtes-vous correct vieux bonhomme?)
Il me regarde. Il avance vers moi d'un pas lent mais certain. Il arrive en face de moi. Il dépose sa bouteille de Jack Daniel's par terre, mets sa Marlboro dans le coin de sa bouche à droite. Il fouille dans son portefeuille et me montre sa carte d'identité. Il a 80 ans bien sonnés. Il me montre sa médaille de guerre.
Lui: I did Korean War back in 1953 (J'ai fais la guerre de Corée en 1953)
Il me dit de pas s'inquiéter, qu'il n'est pas blessé vraiment que les blessures sont intérieures. Je suis dubitatif. Il m'invite moi et mon partenaire à prendre une bière sur son porch. Je suis dubitatif à la puissance mille.
Au même moment, un autre homme arrive en criant avec les deux baguettes dans les airs!
Il est en bedaine mais lui porte des souliers. Je me dis dans ma tête (oui oui, même dans ces moments là, je pense à d'autres choses) tiens tiens, un autre vieux chevalier de l'apocalypse que je me dis.
À ce moment très précis, j'attends les deux autres chevaliers pour compléter le quatuor!
Le vieux bonhomme en bedaine: Are you ok Bobby? (Es-tu correct?)
Bobby se tourne vers nous et nous indique que le gars en bedaine c'est son frère.
Bobby: Yeah! yeah! Everything is good. They gonna drink with us! (Tout est sous contrôle, ils vont boire avec nous!)
Moi, Sébastien, Bobby et son frère allons prendre une bière ensemble! Sébastien tremblait littéralement dans ses culottes de futur politicien.
Finalement il est resté avec moi. Il était ce soir là mon frère d'infortune.
Nous avons parlé de la vie malgré tout. Du bonheur, des femmes, de la boisson, de musique et tout ça dans une sublime cacophonie. Nous avons parlé de nos douleurs intérieures. Moi et Bobby avons connectés. Il disait que j'étais revenu de la guerre aussi. Et après avoir raconté mon histoire toute personnelle, ma fin du monde à moi, Bobby m'a touché profondément!
Bobby: Sir stand-up sir, (traduction libre) Tu es un guerrier de l'ombre comme moi, mon frère!
Ne baisse jamais la tête, ne baisse jamais les yeux, jamais. Tu es grand mon frère, oublie jamais ça.
Et il m'a fait la plus belle accolade que j'ai jamais reçue. Le chaos était bien installé. Il avait fait son nid sur la rue Traynor ce soir-là.
Bobby nous a pleuré le moment de sa vie qui le définit encore aujourd'hui!
Je vous résume: il faisait le guet, c'était sa nuit comme on dit! Il faisait bon en 1953 de descendre des soldats coréens...
Vers très très tard dans la nuit, Bobby a entendu une série de pas. Il faisait noir comme dans le cul d'un ours. Il y avait aussi une petite pluie fine!
Il avait le doigt sur la gâchette. Un doigt qui tremblait. Une ombre dans la noirceur, faisait contraste avec le ciel coréen. Une lueur est apparue... Un bruit sourd s'est fait entendre dans la nuit!
Au dire de Bobby, il a hésité un 3/4 de seconde, puis il a appuyé sur la gâchette....
3-4 de seconde qui ont changé sa vie à jamais. Pas besoin d'une éternité pour définir une personne que je me dis en background! Et pendant qu'il nous raconte son histoire, on dirait qu'il n'est plus avec nous mais en 1953, c'est fascinant.
Retournons en 1953...
Il n'a pas eu besoin de tirer deux coups! Mon frère de l'ombre est un tireur d'élite! Même encore aujourd'hui ses pairs le reconnaissent comme l'un des meilleurs de toute l'histoire de l'armée américaine. Le petit gars du Massachusetts a toujours eu une carabine dans les mains.
Bobby a attendu un certain temps avant de sortir de sa cache et il est arrivé en face du corps...
Bobby: (traduction libre) Il était là devant moi. Il était tombé face devant. Il avait la face dans la bouette. Il était nus pieds. J'ai tué un enfant que je disais en pleurant. J'ai pris le petit Coréen aux pieds nus dans mes bras et je l'ai bercé à la pluie battante. Et bercé et bercé...
Pis les gars sont venus me chercher...
Moi, Sébastien et le frère de Bobby on pleurait de voir la douleur encore vive dans le visage du vieil homme 60 ans plus tard! J'ai embrassé Bobby comme le font les hommes en Europe!
Le lendemain à la plage, j'ai vu le vieux soldat de l'apocalypse avec l'un de ses arrière-petits-fils. Nous nous sommes fait une accolade bien sentie comme si on était de vieux soldats qui avaient été dans la même tranchée et il m'a présenté son arrière-petit-fils. Et puis nous sommes repartis à nos vies...
Si un jour vous voyez un vieil homme sur la rue Traynor à Old Orchard Beach chercher un petit Coréen nus pieds dans la nuit, allez lui raconter votre guerre intérieure car pendant qu'il écoute votre histoire, il oublie la sienne.
Traynor Street
http://feeds.feedburner.com/BarbuDeVille