Sils-Maria, Hôtel Waldhaus (grand salon), ce mercredi 25 janvier, 13h.33.- Il y a plus de cent ans qu’a été érigé le Waldaus de Sils-Maria où je rencontrai, pour la première et unique fois, en 197**, un Pierre Jean Jouve doublement effondré du fait que Blanche, son épouse psychoanalyste, venait de faire une mauvaise chute dans le Grand Escalier, et non moins grave : du retard que l’envoi du chèque de Bianca, sa richissime mécène américaine, accusait ce jour-là.
« Maladie, canicule, catastrophe ! » furent les trois termes de son entrée en matière, après quoi nous allâmes sur la terrasse ensoleillée surplombant les lacs égrener quelques sablés arrosés de whisky-tisane et quelques propos sur le roman.
« Henry James affirme que tous les personnages du grand romancier ont raison », nous dit alors Jouve, et me signant mon exemplaire de Paulina que je lui soumis en tremblotant d’émotion, il me regarda par en-dessous de son œil terrible et malicieux à la fois : « N’est-ce pas que nous l’avons aimée notre Paulina ?!" Notre Paulina !
Or resongeant aujourd’hui, sous la neige congelée, tant d’années après la mort de Jouve, de Blanche et de Bianca sans doute, aux personnages de Paulina, de La scène capitale, de Catherine Crachat ou du Monde désert, j’entends toute une rumeur de rêve, dans une sorte de brume proustienne, de laquelle montent des voix dont je reconnais chacune - chacune ayant raison.
Et c’est Jacques de Todi, le fils de pasteur du Monde désert, neveu de Paulina, que son penchant pour un garçon diablement angélique peloté sur les hauts alpages du val d’Anniviers, non loin de chez Ella Maillart et du chalet des Chappaz, fait se convulser de culpabilité puis se jeter dans le Rhône de Genève au dam de son amie Baladine, dont Jouve a repris le prénom de la mère de Balthus. C’est Paulina et c’est Hélène de Sannis à Soglio (que Jouve appelle Sogno, le rêve), la toute belle Hélène fascinant un autre adolescent, Dans les années profondes, ou c’est Gribouille le fils des Gribiche et vingt, trente autres personnages qui ont tous raison, entre le poète et nous.
La bande à Sollers, à l’époque de la revue Tel Quel que j’ai commencé à collectionner en 1966, avant de la rejeter virulemment, a fait beaucoup pour accréditer l’idée de la mort du roman et du caractère obsolète de la notion de personnage. Mais où en sommes-nous quarante ans plus tard ? Ya-t-il un seul grand romancier français vivant, comparable à un Philip Roth ou à un J.M. Coetzee, à un William Trevor, à une Doris Lessing, une Edna O’Brien ou une Joyce Carol Oates, un Brian Easton Ellis ou un Antonio Lobo Antunes - quel Bernanos d'aujourd'hui ?
Je pose la question en revivant mentalement, ici au Waldhaus, tous les épisodes de La montagne magique dont chaque personnage me reste avec son prénom et ses raisons.
Philippe Sollers a–t-il laissé la liberté à un seul personnage, à part le sien et ceux des femmes qui lui tournent autour comme autant de courtisanes et autres servantes aux rôles définis ?
J’attends tranquillement les contradicteurs, tout en reconnaissant de mieux en mieux le mérite particulier de l’auteur d’Une vie divine…
Philippe Sollers. Une vie divine. Gallimard, 2005.