Du rêve et de la réalité. Du Hamas et des fleurs du printemps dans un train souterrain. Songerie d'Alexandre Blok, poète russe. De la rencontre du jeune musicologue Philippe Joyaux dans un train souterrain.
Sienne, Albergo La Toscana, ce jeudi 27 janvier 1918. - J'ai rêvé cette nuit que je me trouvais transporté dans la Sienne de 2006, un matin d'hiver, puis que je voyageais en Minimax à destination de Saint-Gall (Suisse), via Zurich où je devais interviewer un jeune réalisateur de cinéma aux longs cheveux. Moi aussi j'ai (presque) de longs cheveux, moi Alexandre Blok, poète russe, mauvais révolutionnaire résigné à l'exil pour quelque temps, amant compliqué d'une femme qui l'est plus encore, et trouvant en Italie ce qu'Anton Pavlovitch Tchekhov n'a pas trouvé du fait de sa mauvaise santé, je dirai : la paix d'une certaine lumière.
Le premier rêve m'a replongé dans l'effroi physique et métaphysique de ma première lecture des
Démons de ce fou de Dostoïevski. Les journaux y annonçaient la prise de pouvoir, dans un pays apparu je ne sais quand sous le nom de Palestine, à moitié imbriqué dans un autre pays nommé Israël, d'une faction de terroristes dont les actes désespérés avaient été exacerbés par le terrorisme de l'autre Etat - enfin c'est ce que j'ai cru comprendre, et surtout cela : qu'un Stavroguine paraissait un enfant de chœur à se trouver comparer à ceux-là, pratiquant l'attentat-suicide par fanatisme.
Mon ami Léon Chestov, que j'ai retrouvé à Paris le mois dernier, aime me répéter ce paradoxe d'Euripide selon lequel ce que nous disons la vie est peut-être une façon de mort, tandis que la mort serait la vraie vie. Le rêve du terrorisme, typique de l'esprit enfiévré de Fédor Mikhaïlovitch, qui se serait donc répandu dans le monde entier, m'est alors apparu comme la projection même de ce cauchemar, dans je ne sais quel diabolique miroir inversé...
L'autre rêve était moins effrayant, même si le parcours souterrain du Minimax, à 600 km à l'heure, a quelque chose d'un peu énervant pour un Russe habitué aux lenteurs du TransEuropExpress, mais une conversation avec mon vis-vis français, un jeune musicologue français du nom de Philippe Joyaux, qui se rendait à Saint-Gall pour y étudier quelque antiphonaire rarissime, m'a rasséréné et même réjoui.
Me voyant consulter les journaux de ce même matin de l'an 2006, dans ce train lancé sous terre à folle vitesse et sans un bruit, où l'on ne fume plus même dans les compartiments de grand luxe réservés aux exilés, ce charmant personnage à fume-cigarette, fumant aussi bien le vide, m'a fait valoir sa façon à lui de se tenir au courant, qui m'a rappelé avec émotion les prairies russes de mon enfance.
" Pour me tenir au courant, me disait-il donc, voici ma méthode personnelle. Pour être au courant, en effet, il faut, très jeune, avoir senti le bruit de l'eau fraîche à travers les branches de pommiers, avoir vu des roses et le sommeil coulant des feuilles agitées, s'être retrouvé dans un pré avec des chevaux en train de paître, un pré fleuri des fleurs du printemps sur lequel soufflent doucement des brises respirant le miel. Ca vous est arrivé ? "
Le jeune Joyaux me regardait avec insistance. J'en étais encore à trembler à l'idée de l'extension mondiale de ces actes terroristes de l'autre rêve, et le garçon en élégant complet blanc, tout roucoulant de ses brises respirant le miel, répétait : " Oui ? Non ? Une fois ? Plusieurs fois ? Racontez... "