Le mythe grec de Prométhée fascine depuis plusieurs siècles. Luc Ferry ne pouvait donc manquer de l'inscrire
L'homme et la condition humaine sont en effet au centre de cette fable dont la littérature grecque antique fournit déjà plusieurs versions (Hésiode, Eschyle, Platon à travers Protagoras, Apollonios de Rhodes...), sans compter les nombreuses versions latines.
Au moyen-âge, le mythe biblique d'Adam et Eve, traitant du même sujet, éclipsa cette version grecque de la création de l'homme et des limites assignées à son évolution. Plus érudite et moins soumise à la censure, la Renaissance s'intéresse de plus près à la sagesse grecque et la confronte à la sagesse biblique. L'apogée de cette érudition est l'élucidation de quelques mythes grecs par le savant et philosophe Francis Bacon, dans un petit ouvrage intitulé "La Sagesse des Anciens" ; cet ouvrage sera au XVIIe siècle un des premiers "succès de librairie". D'une certaine manière, la collection de bandes-dessinées dirigée par L. Ferry s'inscrit dans cette tradition.
L'homme moderne est parfois qualifié de "prométhéen" dans la mesure où il préfère s'appuyer sur son propre mérite ou sa propre raison plutôt que sur une vérité venant du ciel, révélée par dieu. En procurant le feu et sa maîtrise à l'homme, Prométhée lui donne le moyen de dominer toutes les autres espèces vivantes et, par conséquent, une puissance titanesque (P. est le fils du titan Japet). Pour la raison qu'il repose surtout sur l'invention technique, on peut encore dire l'Occident moderne "prométhéen". Cela explique la reprise du mythe de Prométhée dans les temps modernes, tantôt pour exalter la culture prométhéenne, tantôt pour la flétrir ou montrer ses limites ("Frankenstein" de M. Shelley).
Francis Bacon prend appui sur la fable grecque pour éclaircir la fable juive de la Genèse. Très souvent, les interprètes du moyen-âge prenaient au premier degré le mythe d'Adam et Eve, et son sens profond leur demeurait caché. L'analogie entre Prométhée et Lucifer permet ainsi de de mieux comprendre le sens de la sanction qui frappe l'humanité (le travail). Cette peine peut s'interpréter en termes de limites.
Promoteur acharné du progrès de la science, F. Bacon discerne dans le mythe de Prométhée une incitation pour l'homme à ne pas se reposer sur ses lauriers et à faire preuve d'humilité, au lieu de se comporter avec arrogance comme il fait trop souvent dans le domaine de la science : "Vient ensuite une partie de la parabole tout à fait remarquable. Les hommes, au lieu de manifester leur reconnaissance, se répandirent en reproches, s'indignèrent et entreprirent de dénoncer Prométhée pour le vol du feu devant Jupiter. (...) L'allégorie veut signifier qu'en accusant leur nature et l'art, les hommes font preuve d'un excellent état d'esprit, qui leur réussit, alors qu'en faisant le contraire ils attirent la haine des dieux et le malheur. Car ceux qui vantent à l'excès la nature humaine ou les arts déjà acquis, qui prodiguent leur admiration pour les choses qu'ils connaissent et dont ils jouissent, qui veulent enfin faire passer pour parfaites les sciences qu'ils professent et cultivent, ceux-là manquent d'abord de respect à la nature divine, puisque c'est tout juste s'ils ne donnent pas à leurs oeuvres le même degré de perfection."
F. Bacon tire du mythe une mise en garde contre la confusion entre "progrès technique" et "science". A cet égard, on ne peut pas dire que la culture occidentale moderne a beaucoup tenu compte de cette mise en garde.
Luc Ferry (philosophe disciple de Kant) propose en annexe une interprétation du mythe plus conforme à la culture moderne ; parce qu'il s'ennuyait, du haut du mont Olympe, Zeus aurait créé l'homme afin de se divertir, explique L. Ferry. Prêter la "faculté" à Zeus de s'ennuyer, faculté typiquement humaine, revient à suggérer que Zeus est le produit de l'imagination humaine... Il ne s'agit pourtant pas dans le mythe grec de sonder l'intention de dieu, mais bien les limites de l'homme à travers son créateur Prométhée. L. Ferry a d'ailleurs choisi de privilégier la version du sophiste Protagoras sur celle d'Hésiode, plus sévère à l'égard de Prométhée.
Il est une question à laquelle Luc Ferry voudrait répondre à l'occasion de son travail de restauration et de mise en valeur des mythes antiques : pourquoi continuent-ils de fasciner autant ?
On peut répondre que le darwinisme et la théorie du "big-bang", qui jouent le rôle de substitut des mythes antiques dans la culture occidentale contemporaine dans la mesure où ils répondent à la question de l'origine de l'homme et de l'univers, se sont avérés impropres à fonder une sagesse, voire une éthique. Pire, le darwinisme a inspiré la théorie de la compétition raciale nazie, et il inspire encore celle de la compétition économique capitaliste. L'homme se voit réduit tantôt à sa dimension animale, tantôt à une "aberration" (Hubert Reeves), ce qui ne constitue pas moins une impasse sur le plan anthropologique. De façon étonnante, les mythes antiques paraissent mieux tenir compte de la réalité que les hypothèses fondées en principe sur la raison scientifique.
Le triomphe de la raison moderne sur les mythes paraît un pur slogan au regard du champ de ruines et des massacres perpétrés au XXe siècle par les nations occidentales.
Clotilde Bruneau, qui a effectué le travail d'adaptation scénaristique du mythe, soulève dans une interview une difficulté significative : tandis que la bande-dessinée moderne obéit au code de la fiction et se doit d'être chronologique, les mythes grecs ont avant tout une portée symbolique. L'incohérence des mythes antiques, qu'ils soient grecs ou bibliques, est une indication de ce qu'ils recèlent un sens caché.
De même, l'écart est assez net entre le type de dessin très "américain" retenu pour illustrer la collection, et la simplicité du dessin des vases grecs antiques sur lesquels les scènes de la mythologie étaient représentées.
Prométhée et la boîte de Pandore, par Luc Ferry, Clotilde Bruneau et Giuseppe Baiguera, éd. Glénat 2016.