Incidemment, voici la première contribution de l'un de ceux que j'ai appelés dans la présentation de l'Heptalmanach, des Alliés. Auteur, créateur, artiste, professionnel ou dilettante, saltimbanque ou charlatan, l'Allié, femme ou homme, jeune ou vieux, ajoute son grain de sel ou de folie, et jette un nouveau fil à travers l'horizon sur lequel marcheront à leur tour les funambules amoureux du hasard.
Merci Jean-Claude, et à toi la parole :
Un jour que les nécessités d’un montage de dossier m’avaient obligé à consulter des documents en la mairie de Vicq-Exemplet, un peu de disponibilité de temps m’avait incité à consulter les actes de décès communaux de 1793 à 1815. Sans vouloir faire un relevé systématique des décès attribuables aux campagnes napoléoniennes j’ai été malgré tout frappé de la diversité des lieux où un certain nombre de jeunes hommes ont pu finir leurs jours. Les voyages formant la jeunesse, quelle somme de formation nouvelle pour tous ces jeunes gens : Italie Espagne, Autriche, Russie, Prusse … ! Quel pays européen, mis à part pour une fois le manque de fair-play britannique, n’a-t-il pas pu profiter de la visite de nos jeunes touristes ? Beaucoup ont fait un voyage sans retour. N’est ce pas la preuve du désintéressement fondamental de l’entreprise napoléonienne ? Qu’il n’y ait pas de monument aux morts des guerres napoléoniennes tient de la bonne logique : n’y aurait-il pas indécence à écrire le nom de personnes qui ne savaient même pas signer ?
Et me vient à l’esprit l’auteur allemand Arno Schmidt ( Scènes de la vie d’un faune) qui tire une bonne part de l’originalité de son court roman d’un rappel historique des nombreuses désertions de soldats français dans la région du Nord de l’Allemagne au début des années 1800 ; ce que nos livres scolaires ont grosso modo la pudeur d’éviter. Et me revient à l’esprit une recherche généalogique par laquelle un mien cousin de cette époque meurt en 1806 à l’âge de 21 ans à l’hôpital militaire de Lübeck, nord de l’Allemagne, justement. Le jeune Jean Labergère a la malchance de mourir des suites « d’un coup de feu au thorax ». Barrer le feu était une chose à la portée de nos guérisseurs locaux (et des plus contemporains tout autant), mais le feu dont il est ici question semble évidemment lié à une arme. Hélas, le « rapport » auquel se réfère l’acte de décès, ne dit absolument rien des circonstances de cette malencontreuse façon de mourir : est-ce l’ennemi qui donne le coup ? Est-ce la suite d’un acte plus difficilement appréciable ? Nous n’en savons rien. Mystère napoléonien, quand tu nous tiens !
Les indices établis par M. Henri Guillemin (1903-1992) sous le titre Napoléon tel quel , chez Gallimard, en 1959 puis réédité en 2005 sous le titre de Napoléon, légende et vérité aux éditions Utovie nous présentent un Napoléon en plein. Napoléon y est plein d’envies, plein d’argent volé, plein de morts sur la conscience, plein de mauvaise foi, plein de trahisons, plein de prétentions imbéciles, plein de pillages matériels et intellectuels … Henri Guillemin a eu grand tort de faire paraître ce travail puisqu’il n’a pas réussi à déboulonner la statue impériale. A côté des exégètes positifs dont la variété et la multitude semblent une donnée de l’histoire politique en France, un exégète négatif parait minoritaire et mesquin. Comme Balzac a pu le constater dans certains de ses romans les conquêtes napoléoniennes et leur lamentable effondrement ne passent pas pour une faute politique, tout au plus comme une faute de goût si on y décèle une arrière pensée sacrilège, et cette faute de goût ne peut effacer la saveur nostalgique des barouds militaires et leur odeur de crottin dans un contexte de surdosage d’adrénaline. . D’ailleurs ce manque de goût en arrive même chez H Guillemin à penser Napoléon comme le concept le plus achevé du « bandit corse ». Chez le général et homme politique, puis chez l’empereur, les innombrables rapines, un art de la débrouille avec l’argent, y compris et peut-être surtout dans la création de la banque de France, tout cela complète de manière « pleine » les exégèses les plus positives. Napoléon est le plus grand bandit corse connu et cela en a fait une vedette. Nous vivons avec le portrait en plein de Napoléon comme nous vivons avec le portrait en plein du grand père. Le portrait en plein est entier et ses fissures donnent de la crédibilité au personnage.
La statue « Napoléon et son cheval Vizir » présentée à La Rochelle par ses concepteurs. - (Photo Romuald Augé)
Tout autre est le portrait en vide et, qu’on y voie opportunité ou pas, c’est la réalisation idéale du concept « Napoléon ». La réalisation de la municipalité de Châteauroux tient de cette vision. Dans ce cas de figure il ne s’agit plus de montrer tout ce que Napoléon contient mais le vide autour duquel la forme napoléonienne se découpe. C’est par habitude mentale qu’une organisation conceptuelle s’impose et nous dit : « Napoléon ». La statue de Châteauroux est « vide » de Napoléon et seuls les contours métalliques de l’œuvre dessinent les données archétypales de l’objet « Napoléon » puisqu’on en imagine en reconnaître les accessoires habituels. Le premier à avoir travaillé cette vision est l’écrivain belge Simon Leys, le sinologue auteur de Les habits neufs du président Mao, lorsqu’il écrivit en 1986 une fiction sous forme de conte philosophique : La mort de Napoléon (éditions Espace Nord). Il imagine que Napoléon, même à Sainte Hélène, a encore et toujours un plan d’évasion et ce plan réussit ! Celui que notre général Bertrand a accompagné est subrepticement remplacé par un sosie. Ce sosie va mourir avant que le vrai Napoléon ne puisse, après un très long périple, mettre en action les différents relais que l’on a, depuis Paris, préparés pour lui. La dernière vadrouille napoléonienne devient le prolongement caricatural de l’abandon d’humanité de l’homme de pouvoir. Quand déjà, sous la Restauration, les fous se prennent pour Napoléon, comment le vrai Napoléon pourra-t-il se faire reconnaître? Confronté à son « propre mythe », l’homme Napoléon meurt, vaincu par sa propre démence, démence qu’il doit cacher sous peine de se faire enfermer comme imitateur !
Napoléon est joué en « legos » à Châteauroux. Dans le monde de l’enfance il accompagne les dinosaures. De braves pères de famille rejouent la bataille d’Austerlitz ou la défaite de Waterloo pour s’imaginer sentir l’odeur de l’aventure humaine sous sa forme la plus dangereuse. Ils collectionnent des petits bouts de plastique, des guêtres et leur « fashion revue » ne les met pas plus en danger que Napoléon ne voulait se mettre en danger par ses coups les plus tordus. Ouf.