L'enquête menée par Marie Bordet ("Le Point") et Laurent Telo ("Le Monde") sur les jours qui ont suivi la fusillade à la rédaction de "Charlie-Hebdo" ne pouvait manquer de heurter la susceptibilité des rescapés.
Dès lors qu'on consent à jouer un rôle dans une médiacratie, on court le risque de voir sa vie privée et celle de ses proches exposées sur la place publique. Le déballage public est, en quelque sorte, la contrepartie de l'engouement et de la ferveur plus ou moins spontanés qui ont suivi le massacre perpétré par les frères Kouachi, ainsi que des millions d'euros de dons qui ont afflué sur le compte bancaire de "Charlie-Hebdo".
La "Une" de "Charlie-Hebdo" par Cabu, brocardant le prophète Mahomet, marque l'entrée de "Charlie-Hebdo" dans le système médiatico-politique français ; ce changement est volontaire : un reportage a été tourné et diffusé qui montre Philippe Val expliquer son choix éditorial ; P. Val est conscient de l'enjeu, et se demande d'abord ce que les rédacteurs en chef des journaux français vont penser, non pas prioritairement les lecteurs de "Charlie-Hebdo".
Marie Bordet et Laurent Telo qualifient plusieurs fois les "Charlies" de saltimbanques anarchistes, mais cette dénomination ne valait plus depuis la refondation de "Charlie-Hebdo" en 1992 et le nouveau projet de Philippe Val, que l'on a vu revendiquer plusieurs fois, ainsi que ses subordonnés, les valeurs républicaines et laïques, on ne peut plus éloignées de l'anarchie.
Les deux journalistes-enquêteurs affirment qu'ils ont enquêté sur un sujet relativement tabou ; néanmoins ils ne dévoilent aucun véritable scandale, et leur bouquin ne choquera que les quelques naïfs qui prennent les "Charlies" pour d'authentiques martyrs de la "liberté d'expression" (dont Charb estimait qu'elle est quasiment parfaite en France, accusant d'antisémitisme ceux qui le nient).
Si les auteurs soulignent les limites de l'amitié entre les journalistes et les dessinateurs rescapés, ou qu'ils détaillent l'enjeu de la poursuite de la publication de l'hebdo, ils distribuent aussi des compliments : "jolie brune trentenaire", "travailleur acharné", "pas intéressé par l'argent", etc. En somme leur description est équilibrée et ne constitue pas un pamphlet. Le sang-froid et la persévérance de Riss, en dépit des blessures, notamment, sont soulignés, et sa légitimité à diriger le journal peu contestée.
Les "Charlies" sont d'autant plus épargnés que la responsable de communication Anne Hommel, introduite par Richard Malka, l'un des avocats de "Charlie-Hebdo" (et scénariste de BD), est épinglée. Proche de DSK, ayant assuré sa protection, elle se chargea de mettre les "Charlies" à l'abri de la tempête médiatique qui s'abattit sur eux. Sa présence et son rôle ne tarda pas à indisposer certains journalistes (Luz, P. Pelloux), tant la nature de son activité de conseil auprès de grosses légumes de la politique ou du show biz semblait en décalage avec les principes défendus par "Charlie-Hebdo".
Le bouquin ne contient pas d'anecdotes croustillantes, mais plutôt des anecdotes amusantes : en particulier l'avortement d'un projet d'hommage national conçu par le chef de l'Etat et Anne Hidalgo, en comparaison duquel les funérailles de Victor Hugo auraient semblé modestes ; une remise de la légion d'honneur à titre posthume dans la cour des Invalides était envisagée, ainsi que l'affichage tout aussi ubuesque de caricatures de très grand format dans les rues de Paris. On apprend aussi que François Hollande en personne avait suggéré un plan de renflouement de "Charlie-Hebdo", au bord de la faillite quelque temps avant le massacre.
Etait-ce un moyen pour F. Hollande d'amadouer Charb et la rédaction de "Charlie-Hebdo" ? On peut le penser, car aucun geste politique n'est jamais gratuit (pas plus n'était désintéressé le soutien de Nicolas Sarkozy à Philippe Val).
Cependant l'enquête est trop superficielle pour que le bouquin vaille le détour ; on pénètre un peu dans les coulisses du système médiacratique, à travers Anne Hommel et son rôle de conseillère-spéciale, mais sans explorer vraiment ce sujet, pour le coup véritablement tabou. On devine que le principe de la "liberté d'expression" est avant tout destiné à renforcer le pouvoir médiatique ; de ce point de vue, l'instrumentalisation politique de "Charlie-Hebdo" est machiavélique et constitue un pied-de-nez à ses fondateurs et principaux artisans.
"Charlie-Hebdo", le jour d'après, par Marie Bordet, Laurent Telo, Fayard, 2016.