Pierre Bayard, Le Titanic fera naufrage, Minuit, 2016.
Ainsi commence le nouvel essai de Pierre Bayard, tout entier consacré à ces anticipations littéraires de l'avenir. Le paradoxe de la phrase illustre bien le caractère renversant de son hypothèse : les écrivains - il le montre avec force à travers plusieurs exemples puisés chez les plus connus, comme Kafka, et chez les moins connus, Frantz Werfel ou Eugène Zamiatine, par exemple - nous livrent des vues prémonitoires où catastrophes naturelles, guerres et accidents se taillent il est vrai la part du lion. Est-ce pour cela que ces oiseaux de malheur ne sont guère convoqués pour peser sur la marche du monde ? C'est pourtant ce que préconise l'essayiste, qui en appelle à leur confier des responsabilités politiques et à les associer aux recherches de la science. On ne sait trop à quel point Pierre Bayard ajoute foi à cette revendication, mais son humour très pince-sans-rire doit nous inciter à la prudence.
En fait, le problème n'est pas tellement de porter les écrivains sous les lustres des ministères : ils n'y prétendent pas et n'ont, pour la plupart, aucun goût pour ça. Il importerait seulement que leur parole soit entendue, que leurs visions soient prises au sérieux. Il y faudrait seulement des lecteurs, mais est-ce que nos hommes politiques lisent encore, à part des fiches préparées par leurs équipes de com ?
De Bayard, j'avais déjà lu Qui a tué Roger Acroyd et surtout Demain est écrit, où il montrait cette fois comment nombre d'écrivains, au rang desquels Oscar Wilde, Virginia Woolf, Proust ou Kafka, encore lui, semblent décrire des événements cruciaux encore à venir de leur propre existence, "et ne semblent pas seulement marqués par ce qui s'est produit hier, mais par ce qui leur arrivera demain."
La lecture de ce livre avait ravivé chez moi la forte impression que m'avait procurée l'analyse de Pierre Desgraupes dans le Rainer Maria Rilke de la collection "Poètes d'aujourd'hui" chez Seghers (1977). "Pour Rilke, écrivait-il, la chose qui survient n'a pas sa source dans le passé qui est le nôtre, le vecteur de l'événement est dirigé dans le sens contraire du nôtre, il vient littéralement à notre rencontre du fond d'un avenir qui l'engendre, un peu à la manière d'une voiture qui surgirait devant nous du fond de la nuit." Et, un peu plus loin, il précisait que bien qu'il soit "du domaine de l'inconnu et de l'inévitable, l'événement rilkéen n'est pas absolument imprévisible et par-là, il ajoute encore à l'angoisse dont il est porteur. Ayant ses racines dans l'avenir, on ne peut évidemment le déceler à la manière d'un événement ordinaire par la conjoncture ; il lui arrive pourtant de s'annoncer à l'avance par un certain nombre de signes avant-coureurs qui s'imposent soudain à nous mieux qu'une évidence. Il en appelle non à notre logique, à notre pressentiment."
Comment dire encore aujourd'hui l'évidence justement qui me frappa à la lecture de ces lignes ? Une sorte de jubilation curieuse à reconnaître la justesse de ce qui ne fut jamais nommé mais s'impose à vous soudainement comme une vérité indiscutable, alors même que toute la rationalité dont vous êtes capable vous assigne à la réalité et réfute toute apparence de pertinence à un tel discours. On garde ceci pour soi, car il eût été bien imprudent, nous semblait-il, de le partager, et il m'aura fallu plus de trente ans pour en oser revendiquer l'impact.
Mais revenons à Pierre Bayard, dont je n'avais eu de cesse, sitôt appris la sortie de ce nouveau livre, d'en connaître la teneur. Le 24 décembre je l'avais en main, mon cadeau de Noël en quelque sorte, et je n'allais pas tarder à éprouver à nouveau le vertige des résonances.
Page 41, il ne dit pas autre chose que Pierre Desgraupes, quarante ans plus tôt : "La prémonition est pré- ou inconsciente, n'est pas énoncée comme l'annonce de faits à venir et ne se fonde pas sur une analyse tangible de données disponibles. Elle semble paradoxalement prendre son point de départ dans l'avenir, comme si celui-ci émettait des signes discrets que certains privilégiés seraient aptes à capter avant terme. Plus qu'à la raison, elle fait appel à des formes diverses de sensibilité."
Tournons la page. Chapitre III, DES CATASTROPHES HUMAINES. Il commence ainsi :
Tous les marins vous le diront : il faudrait être fou pour s'embarquer sur la mer quand on se nomme Richard Parker. Aux Etats-Unis, les familles Parker se feraient pendre plutôt que de donner à leurs fils le prénom de Richard et celles qui transgressent cet interdit le font en toute connaissance de cause, parce qu'elles ont décidé de détourner leur enfant de la carrière maritime et savent que jamais celui-ci, doté d'un semblable prénom, ne prendra le risque de s'aventurer un jour sur les eaux.D'où vient cet interdit ? Bayard en donne aussitôt le responsable, et ce n'est autre que notre cher Edgar Allan Poe, avec le roman publié en 1838, déjà nommé ici plusieurs fois, Les Aventures d'Arthur Gordon Pym. Passager clandestin à bord du brick Le Grampus, Pym, narrateur de l'histoire, est le seul rescapé d'une mutinerie sanglante, avec son ami Auguste, le marin Indien Dirk Peters et un matelot nommé Richard Parker. Les jours passent, et la nourriture fait affreusement défaut. C'est Parker lui-même qui propose à ses trois compagnons de tirer à la courte paille celui qui sera exécuté et mangé. Après une séance de tirage à l'horrible suspense, Parker tire la plus courte paille et est aussitôt abattu par Peters, puis dévoré par les trois autres :
Je n’insisterai pas sur le terrible festin qui s’ensuivit immédiatement : ces choses-là, on peut se les figurer, mais les mots n’ont pas une vertu suffisante pour frapper l’esprit de la parfaite horreur de la réalité. Qu’il me suffise de dire qu’après avoir, jusqu’à un certain point, apaisé dans le sang de la victime la soif enragée qui nous dévorait, et détaché d’un commun accord les mains, les pieds et la tête, que nous jetâmes à la mer avec les entrailles, nous dévorâmes le reste du corps, morceau par morceau, durant les quatre jours à jamais mémorables qui suivirent, 17, 18, 19 et 20 juillet.Ce passage, quel que soit le talent narratif de Poe, n'aurait sans doute suffi à dissuader les familles Parker de nommer leurs rejetons Richard, mais il y eut, près de cinquante ans plus tard, la tragédie de la Mignonette. Le 19 mai 1884, ce petit yacht part de Southampton à destination de Sydney avec un équipage de quatre personnes : Tom Dudley, capitaine, Edwin Stephens, Edmund Brooks, et le mousse Richard Parker, 17 ans. Le 5 Juillet, le bateau fait naufrage à environ 1.600 milles au nord-ouest du Cap de Bonne Espérance, et les quatre hommes partent à la dérive dans un canot de sauvetage, sans eau et sans vivres, très loin de toute côte.
Fin juillet, un tirage au sort est décidé pour sacrifier l'un d'entre eux. Selon Pierre Bayard, il fut truqué pour désigner Parker, déjà très affaibli et dépourvu, lui, de femme et d'enfants. Un coup de canif dans la jugulaire et l'affaire est entendue. Le cannibalisme sauvera les trois autres qui seront finalement recueillis le 6 septembre par un trois-mâts allemand, le Montezuma.
Canot de la Mignonette
Une enquête établit ensuite la vérité des faits et deux d'entre eux, Dudley et Stephens, sont condamnés à la peine de mort "avec recommandation de miséricorde". Peine commuée par la suite en six mois d'emprisonnement...Pierre Bayard conclut ce chapitre en signalant qu'il faut ajouter à la liste, "sans prétendre être exhaustifs, qu'au nombre des victimes du Francis Spaight - un autre navire qui fit naufrage en 1846 et où eurent lieu des actes de cannibalisme - figurait un certain Richard Parker, on comprendra que les familles de marins américains portant ce nom y regardent à deux fois avant de baptiser leur enfant et préfèrent prudemment, quand elles souhaitent lui voir embrasser la même profession qu'elles, lui attribuer les prénoms plus raisonnables de James, de John ou de William."
Concluons nous aussi avec cette allusion discrète de Georges Walter à l'histoire de Richard Parker dans son récit de la beuverie finistérienne du printemps 1960 :
"C'est ainsi que, sans avoir eu le temps de comprendre comment, je me suis vu à une heure du matin par un sale temps, au milieu d'un équipage ivre sur le pont de l'Alcyon, un bateau de dix mètres à chalut latéral, et cela uniquement parce que Jo Madec et un certain Lucien Caro prétendaient franchir en se riant la passe de l'est par laquelle on quitte le port d'Audierne et en profiter pour faire une petite promenade. Les deux hommes avaient tiré à pile ou face pour désigner le barreur. Jo Madec l'ayant emporté, ce tirage au sort m'avait fait l'effet de la courte paille condamnant un marin à être mangé."___________________
(Souvenirs curieux d'un drôle de hongrois, p. 142)
* Morgan Robertson, Le Naufrage du Titan (Futility) [1898], Corsaire Éditions, 2012.