De la haine et de l’amour, treize ans avant la parution d'Une vie divine de Philippe Sollers.
Thessaloniki, ce 3 juillet 1993. - Les propriétés fondamentales de la machine romanesque, on le sait, autorisent un déplacement dans le temps et l’espace de nature à la fois ondulatoire et corpusculaire, comparable aux élégants rebonds d’un champ quantique à l’autre des particules élémentaires sollersiennes dans Une vie divine, à paraître en 2006…
Ainsi me suis-je retrouvé ce soir à Thessalonique, à l’Hôtel Turist aux chambres style 1900 et à la vaste salle de bain à l’étage où tout le monde s’ablutionne dans la même baignoire antédiluvienne tremblant sur ses pattes chaque fois que l’ascenseur de bois ciré fait grincer ses poulies.
Ce matin encore j’étais du côté du Mont Athos, au Congrès mondial de l’orthodoxie très douce que je couvre pour mon journal, entouré de popes balkaniques furieux que l’Europe ne punisse pas les barbares croates et albanais coupables de s’opposer à la sainte destinée de la Serbie (et je vis moult Grecs, probables nostalgiques du bon temps des colonels, applaudir au dam des vilains démocrates que nous sommes), et c’est avec soulagement que j’ai retrouvé, loin des purs et des durs, la ville bordélique et le front de mer de la baie le long duquel j’ai fait une immense marche, m’imprégnant de visions de visages humains bien vivants (gens de tous âges, marins fringants, vieillards cancaniers, enfants, rollerskatistes à la coule, belles filles, beaux mecs) avant de m’arrêter à une terrasse de poissons où je me suis repu et saoulé de retsina, tout en souriant aux jeunes gens éclatants de sensualité des tables voisines. Or, les voyant faire bombance dans la tiédeur vespérale, je me suis demandé ce qu’ils avaient à voir avec les idéologues qui prétendent défendre la Vraie Grèce, le Véritable Occident et la Vraie Foi. Comme me le répétait ce matin l’Européen Marc Luyckcx, beaucoup de vieux orateurs qui nous faisaient ces jours la leçon ont derrière eux un lourd passé de piliers de dictatures fascistes ou communistes…
Mais qu'en pensent donc leurs rejetons ?
Tout en me gorgeant de poisson et de vin résineux frais comme une cuisse de jeune fille et fluide comme un baiser, je sentais la nuit basculer avec ses étoiles en pluie sur les visages endormis de nos enfants, l'ivresse de vivre noyer les passions mortifères et l’amour me laver de la haine…